Nous pastichons ici le titre du roman de l’écrivain sud-africain Alan Paton (1903-1988), qui fut l’un des premiers pourfendeurs d’ascendance européenne, lui-même fils de colon, à s’engager résolument contre la politique de ségrégation raciale dite « apartheid » en Afrique du sud, roman à succès paru en 1948 sous le titre « Pleure, oh pays bien-aimé » et adapté au cinéma en 1952.
Bien sûr ce n’est qu’une image et nous savons qu’une image est un moyen facile et souvent éloigné de l’action, contrairement à l’humour, même imprégné d’une ironie profonde. Et cette ironie nous la revendiquons aussi puisqu’elle marque entièrement l’article intitulé « Non et no ! Trop is too much ! » qui suit immédiatement cet éditorial.
La langue en l’occurrence, vous l’avez deviné, c’est celle de Molière, de Voltaire, de Victor Hugo, de Marcel Proust, d’Hubert Reeves et d’Amélie Nothomb. Loin de l’autosatisfaction liée aux éternelles fanfaronnades, confites du chauvinisme crasse et définitivement désuet de nos voisins de l’Hexagone, le français, dans son triple usage, quotidien, domestique et international, est en perte de vitesse à la fois qualitativement et quantitativement. Dans le premier cas il est, chaque année qui passe, davantage gangrené par le franglais – ce french-global english -, dans le second il est devenu un peu ringard dans les instances internationales (ainsi, alors qu’il était « la » langue de travail des institutions européennes naissantes en 1956, sa pratique représente à peine 10 pour cent dans les instances de l’Europe des 27, et cela au profit de l’anglais au moment même où le Royaume-Uni a quitté l’Union).
Et sur le plan mondial, l’évolution n’est pas meilleure en dépit des estimations fantaisistes des autocrates de l’OIF (Organisation internationale de la francophonie). Cette sorte d’ « ONU francophone » dominée par les intérêts de la République française se targue de compter quelque 88 pays et territoires affiliés, soit un tiers du « cheptel de l’Onu », des pays membres dont moins d’un dixième rassemble une population dont plus d’un tiers parle, souvent comme une vache espagnole, le français. La responsabilité de ce triste diagnostic, que tous les amoureux d’un des plus riches, subtils et harmonieux idiomes de la planète, dont nous-mêmes assurément, incombe pourtant en grande partie aux Français eux-mêmes.
L’article parodique sur le franglais dont nous avons parlé illustre de manière grinçante ce dédain de leur propre langue dont s’amusent les Français. On peut s’alarmer aussi de l’appauvrissement dramatique du vocabulaire, du sens des nuances frappant jusqu’aux « élites » de la Nation : les scientifiques et les thésards même de haut niveau, des professeurs de tous les réseaux fuient ou dédaignent la dictée, la syntaxe, l’orthographe, la grammaire mais se passionnent pour ces enjeux de pacotille que sont la querelle des accents ou l’écriture inclusive.
Le développement exponentiel des fautes d’orthographe, de langage et de goût affecte l’usage de médias conventionnels (presse écrite, publicité) et électroniques (réseaux sociaux) toujours plus envahissant indépendamment de la langue utilisée…et suscite parfois des réactions salutaires, comme en témoigne l’interdiction faites aux écoliers, dans ce qui est le pays industrialisé le plus peuplé au monde, à savoir la Chine - laquelle produit le plus grand nombre de tablettes électroniques au monde et en compte le plus d’utilisateurs, soit 750 millions – d’utiliser ces petits appareils pendant les heures de cours.
Sur une tout autre échelle, ce que l’on peut appeler « les métamorphoses de l’état du monde » - évolution sociale, politique, économique, éthique, militaire, environnementale, morale – jouent à leur tour contre une tendance presque millénaire à privilégier l’hégémonie française, non seulement politique, économique et sécuritaire (c’est le crépuscule de la Françafrique et la débandade de Paris au Sahel) mais également culturelle et linguistique.
L’OIF fait naïvement état d’une perspective de 750 millions de francophones dans le monde en 2050…tablant sur la démographie des pays pauvres et émergents et englobant presque toute l’Afrique septentrionale, occidentale, subsahélienne et centrale, sous prétexte que ces pays ayant été colonisés par des puissances francophones totaliseront des populations nécessairement supposées francophones. Quelle vaniteuse prétention ! Nous avons entendu dire, du côté de l’OIF, que Kinshasa, la capitale de 14 millions d’habitants d’un pays africain immense qui en compte 103 millions, sera alors la plus importante métropole francophone au monde ! Mais à peine 5 pour cent des Kinois (comme on appelle les habitants de Kinshasa) parlent correctement le français ! Et ce n’est guère mieux à l’intérieur d’un pays ou l’enseignement de la langue française – langue de la colonisation et de l’international – s’est faite quasi-exclusivement – obligation politique imposée par Bruxelles - pendant quatre-vingts ans par des missionnaires flamands qui étaient loin de maîtriser la langue de Voltaire…et parfois avaient de la peine à la parler eux-mêmes.
Alors l’avenir du français, langue belle, châtiée, superbe, « chantée comme une symphonie », ainsi que la définissent amoureusement le barde belge Julos Beaucarne et son ami le rossignol corse Yves Duteil, c’est foutu ? Que nenni ! Une langue n’a pas besoin d’être véhiculée par un cinquième de l’humanité pour avoir pignon sur rue, et ce dans les plus fastes comme dans les plus frustres territoires de notre petite planète. Mais elle hésite à s’apprendre parce qu’elle serait trop belle ou trop difficile ? Comme le français ? Comme le chinois ? comme le hongrois ? tant mieux : elle n’en aura que plus d’avenir, plus d’admirateurs et plus de défenseurs à défaut de locuteurs !
La Rédaction
Ou les mémoires d’un agent de voyage à la fin des années 80…
Le texte qui suit est une légère adaptation d’un article publié à la fin des années quatre-vingt par un agent de voyage français, Henri Kassis, dans une revue professionnelle dont nous avons malheureusement perdu la référence. On rappellera seulement que cette condamnation, d’autant plus efficace qu’elle constituait aussi une violente satire, a été faite à une époque où ni le téléphone portable (du moins dans sa version cellulaire actuelle), ni la messagerie électronique ni l’Internet n’avaient cours en France, phénomènes qui contribuèrent à déverser encore davantage « d’huile saturée franglaise » sur le feu de la lumineuse langue de Voltaire…
Et tant pis si ce texte doit déplaire à un linguiste aussi distingué que feu Alain Rey (le grand maître des dictionnaires « Le Robert ») qui considère qu’une langue comme le français vit et s’enrichit des emprunts faits aux autres, en particulier l’anglais. Nous répliquons : souplesse et flexibilité de la langue, oui, inculturation et laissez-faire, non !
Lisez plutôt.
Trop is too much !
Il faut vous dire…Au début ce n’était pas grave. J’étais prévenu. On m’avait dit qu’il en fallait bien une petite, une toute petite dose pour faire pro.
J’ai assumé.
Entre un tour-operating, un outgoing, un incoming, deux bookings, trois rooming-lists, quatre tops, cinq mailings, six meetings, huit plannings, une douzaine d’implants, une vingtaine d’incentives, une trentaine de workshops, une centaine de vouchers, deux fam-trips, un pow-wow, je m’en doutais…Juste le temps d’éviter quelques surbookings en Thaïlande, un certain nombre de no show, de on request, de choisir un charter et d’établir mon plan marketing…tout allait bien.
Puis on m’avait demandé de faire un effort supplémentaire pour devenir un bon vendeur. Ainsi, Monsieur et Madame Lambda, des clients de toujours, des sexagénaires (ce sont les meilleurs clients car ils font toujours appel à leur agent de voyage), me confient l’organisation de leurs vacances. Je leur ai confectionné un voyage du tonnerre composé des éléments suivants : un Early Bird de chez Camino, cinq Best de chez Kuoni, dix Resorts de Marriott Hotels, quatre gateway de TWA, deux Fly Away de Wingate, deux First Class chez Air France, deux Club-words chez British Airways, un circuit en bus super Pulmann first class du Tourisme Français, une executive suite à l’ Executive Floor (peu importe la chaîne, toutes me proposent ce produit et toutes ont un Executive Floor à chaque étage), deux twins, deux king-size, deux queen size, un Grill du Novotel, un lobby en marbre, un forfait Golden Age au Hilton Orly ; j’ai calculé un mileage et leur ai trouvé des Corporate rates sauf au Holiday Inn où j’étais obligé d’appliquer le tarif day use.
J’ai ajouté – en bon vendeur, pour pousser à la consommation – un Club VIP (j’ai choisi au hasard car je me perds dans le nombre de Clubs de toutes sortes qu’on me propose), un health club, un brunch musical au champagne, un no smoking, une baby sitter, un shuttle, trois shoppings centers, cinq fitness centers, un duty-free. Je leur ai même trouvé un Cosmetic Bar à l’Equip’Hotel.
Le tout dans un package vers une destination must (aucun problème sur ce point, toutes les destinations sont des must !).
J’ai averti le General Manager, le Reservation Manager, le Sales Manager, le Guest Relation Officer, et tout cela en toll free pour donner un plus à mes clients du genre cocktail de bienvenue.
Mes clients étaient ravis lorsque je leur ai expliqué tout cela. Ils ont hésité un peu, me faisant répéter chaque mot plusieurs fois. Car, pour tout vous dire, Monsieur et Madame Lambda ne parlent qu’une sorte de dialecte dévalué : le patois de l’Académie française que certains appellent « langue française ». Ils étaient finalement rassurés quant à mes compétences et en particulier quant à ma maîtrise du vocabulaire branché pointu. Un bon point pour mon évaluation…
Pour leurs deux petits-enfants en voyage de noces, j’ai réservé un fly and drive, un tarif discount chez Go, ainsi qu’un minimum tour price chez Jumbo, un trekking, un rafting, une sortie en hydrospeed, un lodge, un bungalow, un camping-car, un cottage, un baby-club à l’OCCAJ, un séjour linguistique Fram Touch, un hot dog canyoning sur la Durance, un surf free style sur l’Isère, un fast-food mais aussi un walking dinner à Antibes, sans oublier la visite du Nice downtown en self-service et l’inévitable walking tour pour le shopping. J’ai prévenu cependant – en vrai « pro » – que ce package n’incluait ni le breakfast ni le lunch.
Mais ces dernières années les professionnels du tourisme ont augmenté la dose sans m’avertir. Ils m’ont mis en état d’overdose, pour tout vous avouer.
Ainsi, à longueur de pages, on me demande si j’ai bien mis les displays de Kuoni en vitrine, si j’ai remarqué le design soft des sièges du TGV, le comeback de Treasure Tours, le rush sur la Corse et si j’ai bien reçu le kit de Jumbo où l’on vante si bien le newlook du Grand Hôtel de la Riviera Beach.
On m’informe des top news de Top Resa : la signature imminente d’une joint-venture entre Accor et Forte ; VisitFrance fait ses premiers pas dans l’outgoing ; on a installé un Glasnost business Center à l’Intourist ; Carl Icahn est un vrai raider ; le sister-ship du Prince of Calais est entré en service ; Fram a entouré son lifting d’une plus grande séduction visuelle ; Jet Am rentabilise ses programmes grâce au back up de Jet Vacation ; Club Air a loué trois Boeing 707 à des leasers ; ADP utilise le network Sabre ; le personnel d’Air Inter peut venir en self-service ou en cours collectifs aux stages.
Le bureau off line de Wardair me signale que le parc Astérix a remporté le premier prix du marketing en business to business, qu’ATAF reste éloigné des spot lights de la scène touristique, que le chef d’agence d’Havas Cannes est bien perçu par son staff, que Minerve effectue des stop and go comme clé de voûte de son entraînement avec Galileo, où l’on peut d’ailleurs partager l’usage du scripting avec d’autres compagnies sans perdre de vue le prime screen. Mais certains de mes amis trouvent que la vitrine de mon agence ne fait pas assez pin-up et ma brochure pas assez sex symbol.
J’apprends que l’Office de tourisme de la Riviera participe à un fund raising organisé par la Maison de la France, que l’aménagement de la vallée de l’Aude a débuté par un brainstorming entre architectes, que s’il se fait, l’accord TWA/Sabena se limitera à des formules de code-sharing, alors que Air Canada, pour assurer l’alimentation de ses hubs et obtenir de meilleurs slots, est bien forcé de s’allier avec des commuters. Au dernier trade show local, les agents français ont été noyés par la concurrence et ont d’ailleurs été dépassés par les initiatives de frequent guest et frequent flyers de leurs confrères américains. En fait, je les comprends…
Bon, voilà qu’on m’invite » à un zoom sur le Kenya, à un travelling avant sur le « Framissima » de Marrakech, à une démonstration de practigolf en Provence, à lire le scoop du SMTV, à swinguer à Monastir, à visiter le game fair de Chambord, à profiter du wine and cheese party surprise de Quantas en Australie, à rencontrer le blue devil d’un chineese footballer ou d’un sergeant major, c’est mémorable paraît-il !
On me fait des confidences : Herbet Demonchy a touché le jackpot au congrès de Sélectour ; la théorie de Maurice Tapie (Le Méridien) repose sur un timing millimétré ; Roger Godino répartit son budget de promotion entre les régions et l’Etat par souci de partnership (c’est un démocrate) ; Jean-Michel Blandier a eu une courte période underground à la RATP avant d’atterrir chez Air Inter; en revanche René Mayer a du mettre de l’eau dans son punch. Mais est-ce encore buvable ?
Chez Christophe Charpentier, c’est le management new look. Je le rassure, il n’est pas seul à avoir cette maladie : le nombre de looks, new looks, challenges, challengers, leaders et autres hit parades est impressionnant dans nos milieux professionnels.
On se rassure avec Barry Mayburry, du tourisme australien : s’il a bien le look anglo-saxon et pense anglo-saxon, il n’en est pas moins imprégné de l’esprit français (Dieu merci : de l’esprit, il en a encore...)
Je dois m’arrêter ici, pour éviter les holdings, clearings, handlings, caterings, leasings, softwares, brokers, happenings, etc. Et j’entame une double démarche : auprès du ministre du tourisme pour qu’il m’aide à trouver un emploi en tant que « expert en franglomanie », lors du prochain BTS, et à la ministre de la francophonie…pour qu’elle n’intervienne pas à ce sujet.
Il me reste à filer à l’anglaise sur la Croisette pour procéder à mon lifting mental. Si l’on veut me rencontrer là à tout prix, ce sera bien facile : on me reconnaîtra de loin, non pas grâce à mon badge, mais par la pancarte suspendue à mon cou sur laquelle on pourra lire : « français go home ».
H. Kassis
Le tourisme dentaire revient en force et cible essentiellement la clientèle moyennement aisée des pays fondateurs de l’Union européenne où les soins dentaires sont chers – très chers même quand un niveau qualitatif élevé est exigé et que les soins chez nous sont très incomplètement remboursés, voire pas du tout dans certains cas. Les pays prestataires – destinataires de ce tourisme un peu particulier – sont certains pays méditerranéens où les coûts salariaux sont nettement moins élevés (en particulier l’Espagne et le Portugal) ou d’Europe orientale (en particulier la Hongrie) mais où la qualité des soins et la compétence professionnelle des diverses catégories de personnel sont incontestées, et où la qualité des équipements techniques (provenant de Suisse entre autres) et celle des matériaux (implants, couronnes, etc, provenant du Liechtenstein, premier spécialiste européen) sont de haut niveau et souvent équivalent à ceux de Grande-Bretagne, France ou Allemagne. Ainsi en Hongrie, le traitement d’un chirurgien-dentiste est la moitié de ce qu’il est en France ou en Belgique.
D’autres pays “long courrier” favorisent aussi ce type de tourisme, tels le Chili, Cuba ou la Thaïlande, mais là l’avantage du faible coût des soins est moins évident compte tenu du prix du transport et/ou des frais de séjour, sachant qu’entre deux opérations il faut parfois attendre une ou deux semaines ou alors effectuer plusieurs aller-retours (sans compter le cout de l’indisponibilité professionnelle temporaire que cela représente).
Déjà sous le règne de l’empereur Joseph II
Ainsi qu’il ressort des commentaires sur les réseaux sociaux, en Europe c’est la Hongrie qui tient le pompon, avec comme seul inconvénient, pour des pays clients comme la France ou la Belgique, le fait qu’on y parle peu le français (mais assez largement l’anglais et l’allemand), alors que, pour des soins complexes, il est important que le patient puisse s’exprimer avec toutes les nuances nécessaires, ce qui n’exclut pas, pour certaines cliniques dentaire de ce pays, de disposer d’un personnel francophone et même d’ “agents”, dentistes conventionnés en France par exemple pour assurer le suivi de certains soins. Il est vrai que la Hongrie a une longue tradition de “tourisme médical” grâce à ses nombreux sites d’hydrothérapie pour les affections pulmonaires et dermatologiques, avec traitement par boues et sources chaudes, iodées, radioactives, etc. Cette tradition remonte à plus d’un siècle et était déjà bien exploitée au temps de l’Empire austro-hongrois avant la première guerre.
Selon certains sondages français (CSA, Europ-assistance), c’est par dizaines de milliers que les Français fréquentent les cliniques dentaires magyares, certaines étant très importantes avec près d’une centaines de salariés et une douzaine de chirurgiens-dentistes et orthodontistes. Ce succès va croissant depuis que la Hongrie a rejoint l’Union européenne en 2004, avec reconnaissance mutuelle des diplômes de médecine et acception (partielle) de remboursement par les systèmes sociaux des pays européens “clients”.
Pas de délais abusifs
De toute manière en France comme en Belgique, les remboursements sont particulièrement chiches pour des interventions non directement liées aux soins primaires (de 35 à 80 pc), se font au départ de tarifs conventionnés (tarifs minima très inférieurs au prix réellement demandé au patinent) et sont quasi nuls pour les opérations lourdes (avec des exceptions pour les jeunes et les personnes âgées) nécessitant, implants, couronnes, prothèses, dentiers, etc : il y en a souvent pour des milliers d’euros, non remboursé (sauf à souscrire à des assurances complémentaires très chères).
Autre avantage du traitement dentaire “touristique” : l’absence de délais abusifs. Enfin, pour les pays méditerranéens autant que pour ceux de l’Europe centrale, les couts du transport aérien ont baissé grâce aux vols low cost et, précisément, ce type de clientèle...n’a pas grand-chose comme bagage à emporter avec elle. Des agences spécialisées en pays d’accueil s’occupent d’ailleurs d’organiser des séjours ou des excursions à forfait pendant la semaine à passer sur place entre deux opérations (étant entendu qu’il n’est pas indiqué de concentrer plusieurs opérations le même jour pour laisser le temps à la gencive de cicatriser et, plus prosaïquement, pour assurer un minimum de confort buccal car, s’il s’agit aussi de faire du tourisme, il vaut mieux ne pas avoir l’intérieur de la bouche “en marmelade”.
Lesdites cliniques se sont par ailleurs adaptées à la communication moderne et vantent leurs prestations et leurs conditions sur des sites Web qu’on trouve à foison sur l’internet.
Beaucoup de ces cliniques travaillent par ailleurs avec des agences et des groupes bancaires locaux, qui s’adjugent des commissions qu’on dit être de l’ordre de 10 à 15 % (détail qui ne figure jamais sur les documents d’attestation de soin). Mais au total, affirment ces prestataires, la note finale, transports et séjour compris, est inférieure de 50 % au coût des mêmes prestations dans les pays expéditeurs.
Une clientèle de classes moyennes
Et ce ne sont pas les revendications salariales toujours à la hausse du personnel médical dans les pays “clients” qui vont atténuer l’attrait vers le tourisme dentaire, particulièrement intéressant pour les indépendants et les petits commerçants qui, de toute manière, ne peuvent pas ou ne veulent pas compter sur des “ congés payés légaux”, des citoyens qui payent plus chers que les salariés leurs assurances sociales...et qui font ainsi d’une pierre deux coups. Avec, de surcroît, l’assurance qu’ils n’auront vraiment pas “volé” ces vacances annuelles auxquelles ils ont bien droit, eux aussi.
Claude Hirlap
Nous avons été frappés par les commentaires d’un chroniqueur de presse bien connu, Xavier Zeegers, qui avoue que « la monarchie n’est pas sa tasse de thé », mais qui reconnait qu’il fut bouleversé par l’annonce il y a 30 ans de la disparition du 5e roi des Belges, Baudouin 1er, ce brillant chef d’Etat moderne qualifié, souvent contre son gré, de monarque constitutionnel, car il ne se voyait pas lui-même comme monarque mais comme le premier des serviteurs de son peuple, ou plutôt de « ses » peuples. Car, même s’il n’y fit jamais référence, il avait conscience de la véracité de l’avertissement de Jules Destrée, l’homme politique wallon qui eut le culot dans les années trente de dire au roi Albert 1er : « Sire, il n’y a pas de Belges, il y a seulement des Flamands et des Wallons ».
Destrée, en vrai Wallon, ne pensait pas qu’il pouvait y avoir en Belgique, pays surréaliste créé de toutes pièces comme Etat-tampon face aux résurgences de l’hégémonie politique et territoriale de l’Etat français, « un peuple de Bruxelles ». Pour lui, la capitale était peuplée de la même manière que la Belgique profonde, de Wallons et de Flamands, et cela en dehors de toute connotation linguistique, car ceux, très nombreux en Flandre (la majorité de ceux qui étaient inscrits sur les listes électorales en application du vote censitaire) étaient les francophones…mais c’étaient quand même des Flamands, au même titre que l’étaient les habitants de la Flandre française et d’une partie de la Picardie. Cela du moins c’était la situation d’un royaume alors officiellement unilingue francophone.
Mais revenons à la peine ressentie par les Belges le 1er en août 1993, au lendemain du décès du roi Baudouin.
Comme tous les observateurs, dont nous-même qui couvrions la manifestation d’hommage populaire devant le palais de la Nation et dans le parc de Bruxelles… portant en bandoulière un très lourd (plus de cinq kilos) téléphone portable analogique (les portables numériques que nous connaissons n’existaient pas encore) : il fallait rapporter, en le dictant mot à mot et sans oublier la ponctuation, le texte de notre compte-rendu, au siège de la rédaction située à un km de là. Nous étions surpris et parfois entravés par la ferveur d’une foule aussi compacte que celle d’un stade de football se vidant après un grand match.
L’engouement de tous, dans l’empathie et la ferveur – car c’est bien l’expression appropriée –, fut de même ampleur quelques jours plus tard pour les funérailles religieuses de Baudouin à la cathédrale Saint-Michel-et-Gudule.
Défunt, Baudouin était parvenu à rassembler les chefs d’Etat et de gouvernement d’une septantaine de nations, y compris ceux qui ne se déplaçaient jamais à l’étranger pour ce genre d’évènement, tel l’empereur du Japon Akihito, la Reine Elisabeth d’Angleterre ou le roi Juan Carlos d’Espagne, sans parler de quelques « équivalents-monarques », tels François Mitterrand ou Lech Walesa.
Mais revenons à Xavier Zeegers, notre chroniqueur « sans-culottes » de LLB, qui y évoquait ses souvenirs d’enfance : « Ma première impression du si jeune 5e roi des Belges fut mitigée, je le trouvais trop discret, effacé, la voix mal assurée. Ainsi, après la « perte de face » subie lors du fameux discours de l’indépendance du Congo de Patrice Lumumba, je comptais bien qu’il dégaine son sabre pour recouvrer son honneur et celui de notre pays civilisateur comme disaient mes profs, réflexion d’un gamin pour qui, dixit le chanteur alors à la mode Claude Nougaro, « un cartable doit être bourré de coups de poing » (…).
Baudouin eut une vie de souffrances y compris physiques et morales qu’il dut surmonter avec une discrétion d’airain. Sans jamais se plaindre ou prendre quiconque à témoin, un roi a-t-il des confidents ? ». Au fond, il fut le chef d’Etat le moins narcissique au monde, qualité majeure de nos jours, conclu le chroniqueur.
Serviteur, confident de tous (des modérés et des têtes brûlées, comme l’illustre l’épisode où il serra la main de l’activiste wallon José Happart), des pauvres, des malmenés et des victimes de calamités (on connait l’épisode où, tel un Saint Martin, il se défit d’un chaud anorak pour l’offrir à une malheureuse femme victime des inondations hivernales de l’hiver 1953), mais aussi des « corps constitués », y compris d’ailleurs celui des journalistes qui, au sein de leurs organisations professionnelles débutantes, organisaient en sa présence à la Monnaie ou au Cirque Royal à Bruxelles, de prestigieux Galas de la Presse.
Mais tout autant que serviteur, il se voulait aussi citoyen à part entière, libre de défendre ses choix philosophiques, au point d’envisager l’abdication sans retour (ce ne fut pas nécessaire grâce à l’entourloupette constitutionnelle - l’impossibilité temporaire de régner - mise au point par le premier ministre de l’époque Wilfried Martens) pour n’avoir pas à signer la loi légalisant l’avortement…ce qui n’altéra que pendant une courte période sa crédibilité auprès de ceux qui, à l’inverse, étaient de chauds partisans de la mesure.
Autant que Léopold 1er , mais cela c’était il y a 193 ans – autant que Léopold II…mais avec sans doute beaucoup plus d’humanité – autant qu’Albert 1er mais sans les retombées triomphalistes qui caractérisèrent le règne du Roi-Chevalier, Baudouin 1er fut sa vie durant la démonstration par l’absurde que la Belgique, ben oui, était aussi, en partie à cause de son côté surréaliste vanté par les Amélie Nothomb, José Van Dam, Benoît Poelvoorde, Cécile de France, et autres frères Dardenne, une grande nation. Et même par Christine Ockrent, dont nous aimons à citer le témoignage puisqu’elle représente la profession journalistique : « Je suis née à Bruxelles en 1944. Quand ma famille est venue s’installer à Paris. Lorsque j’étais enfant, j’ai gardé un souvenir de déracinement. Mais quand Gaston Defferre m’a proposé la nationalité française, j’ai décliné par fidélité à mon père, qui fut ambassadeur de Belgique auprès de l’OCDE. »
Robert Torbagy
En général, quand on cite les merveilleux jardins de la maison-musée David et Alice Van Buuren de l’avenue Errera à Uccle, on évoque l’architecte paysagiste et concepteur attitré René Pechère (1908-2002), oubliant que ce dernier était d’abord le disciple - et pendant un temps le collaborateur - de Jules Buyssens (1872-1958), figure marquante de l’architecture de jardin en Belgique, par ailleurs expert de réputation internationale en botanique et en horticulture….et premier concepteur des fameux jardins art nouveau Van Buuren, à Uccle.
Ce seul titre suffirait à sa notoriété, car ces jardins furent une de ces innombrables réalisations et projets (plusieurs milliers en Belgique et à l’étranger). Il fut aussi l’inspirateur et le conseiller du professeur botaniste Jean Massart (1865-1925), fondateur du jardin botanique, de travaux pratiques et de recherche de l’Université libre de Bruxelles (ULB), à Auderghem, dont on célèbre cette année le 100e anniversaire de la création.
Ses jardins étaient dits « picturesques »
La remarquable exposition que le lui a consacré en février 2023 le CIVA (Centre international pour la Ville, l’Architecture et le Paysage) à Ixelles, intitulée « Picturesque Jules Buyssens, architecte paysagiste », venait donc à point nommé pour rafraîchir ou redorer l’image de ce précurseur de l’écologie ville-campagne au niveau belge et même mondial (1).
Pourquoi « picturesque » ? parce que c’est le mot anglais à la fois pour dire « digne d’être peint » et pour « pittoresque », non pas parce que Buyssens aurait été un adepte de pittoresques paysages de carte postale, mais parce qu’il voulait se démarquer du classicisme rigide des jardins à la française sans tomber pour autant dans le « bocager anglais », il voulait insérer, « inclure » comme on dirait aujourd’hui, non seulement le jardin mais le paysage rural dans la ville, le village, l’habitat (il fut l’un des promoteurs du concept de la cité-jardin) mais aussi au sein de la société civile en général.
L’exposition évoquait de manière très imagée (plans, dessins, peintures, cartes, affiches, revues, iconographie photographique en couleur – alors d’avant-garde - instruments de travail pour l’architecture comme pour la botanique, tels certains types de microscopes, artefacts de plants et de racines, projections, etc), les diverses étapes de la carrière du savant.
Jules Buyssens est né le 8 décembre 1872, il y a 150 ans, à Waermaerde (aujourd’hui Waarmaarde) ancienne commune intégrée en 1977 à Avelgem, dans le Courtraisis, et donc tout proche du Hainaut et en particulier de la commune d’Escanaffles-Celles. Il décéda à Uccle le 15 avril 1958, deux jours après l’ouverture d’une l’Exposition universelle dont l’un des joyaux était, comme en 1935, une de ses œuvres maîtresses, le parc d’Osseghem réaménagé par ses soins.
Préfigurant l’Art-Déco
Il se forma à l’Institut d’Horticulture de Gand et à son célèbre centre de recherches horticoles de Melle, restant proche par la suite de sa ville d’adoption puisqu’il participera à presque toutes les éditions des « floralies », même lorsqu’il sera par la suite inspecteur général des plantations de la ville de Bruxelles. Mais les quinze premières années de sa carrière, il les passa au service du plus célèbre botaniste et paysagistes de l’époque, le Français Edouard André (1840-1911) qui possédait une agence horticole internationale à Paris et fut, entre autres, le concepteur du grand parc atypique à l’est de la capitale française dit « les Buttes-Chaumont ». Pour ce patron, il effectuera des missions dans de nombreux pays européens (France, Angleterre, Allemagne, Russie, Lituanie, Monaco, Turquie, etc), s’ouvrant aux tendances internationales - notamment le mouvement « art-déco » - , et aux typologies exotiques.
Grâce à son frère également botaniste mais en même temps photographe, il fut l’un des premiers à utiliser systématiquement la reproduction en couleurs de plantes, fleurs et paysages, et cela sans user de la (fausse) facilité du procédé de la colorisation.
Il crée une revue scientifique de référence, « Le Nouveau Jardin Pittoresque » (publié jusqu’en 1940) qui donnera son nom dans l’entre-deux-guerres au mouvement de réforme de l’art des jardins, préconisant de s‘inspirer sur les exemples de la nature sauvage, avec des végétaux rares, originaux et variés, mouvement réunissant par ailleurs les jeunes botanistes de l’ULB, dont Jean Massart, celui-là même qui créa en 1922 ce qui fut d’abord connu comme le « jardin éthologique expérimental » d’Auderghem (Jardins Massart).
Mais l’essentiel de la carrière se déroula au sein des services d’architecture et de plantation de la Ville de Bruxelles, de 1904 à 1937. C’est à ce titre qu’il dirigera la reconstitution des jardins du 18e siècle de l’Abbaye de la Cambre, lesquels avaient failli disparaître au début du 20e siècle à la suite des pressions – déjà! – des promoteurs immobiliers, pressions auxquelles s’opposa avec succès le souverain bâtisseur que fut Léopold II. Il travailla aussi au projet de création d’un « Jardin Zoologique de Bruxelles », à la création d’un Jardin d’Acclimatation de Bruxelles au Rouge-Cloître ainsi qu’à l’agrandissement du parc Tournay-Solvay.
Le Heysel de l’expo 1935 transformé en jardins
Le summum de la carrière de Buyssens fut incontestablement l’aménagement des jardins de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1935 (approximativement le même périmètre que celui de l’Expo 58 au Heysel), remodelant de fond en comble le parc d’Osseghem, y intégrant notamment des étangs de plaisance et un théâtre de verdure. Plusieurs panneaux de l’expo du CIVA étaient consacrés à l’évocation des « extérieurs » de l’exposition universelle et de ses abords. On y apprend que seulement une dizaine de lignes de tramways conduisaient au site du Heysel, dont deux avaient Uccle pour terminus, deux également Anderlecht et les autres des sites proches du centre de Bruxelles. On y découvre plusieurs vues panoramiques de l’expo, certaines prises d’avion. Une vue de la zone centrale (les abords des « grands palais » flambant neufs puisqu’ils ont été érigés pour le centenaire de l’Etat Belge) montre la « tour blanche » de la section coloniale, au sommet de laquelle on lit l’enseigne « Congo », sans autre commentaire au sujet de la présence belge en Afrique.
On notera encore une salle entière dédiée au frère aîné Adolphe Buyssens, le photographe, et l’intérêt naissant pour la photographie scientifique en couleur: on assistait dans les années vingt au début de la diffusion du procédé de « l’autochrome » mis au point par les frères Lumière dans les années 1990.
Mireille Rousseau
(1) CIVA, 55 rue de l’Ermitage B-1050 Ixelles.
Un livre sur Jules Buyssens, publié en co-édition avec CFC-Editions, est proposé sous le titre: « Jules Buyssens et le Nouveau Jardin Pittoresque » (ouvrage collectif auquel ont collaboré onze auteurs).
Le théâtre des Riches-Claires, en face de l’ancien couvent de moniales éponyme, en plein centre de Bruxelles, a eu, au cours des dernières saisons, l’heureuse idée de programmer, en l’adaptant pour le théâtre, un texte un peu oublié de la Renaissance française, le Discours sur la servitude volontaire ou Contr’un (1574-1576) d’Etienne de la Boétie, grand écrivain, ami de Montaigne et surtout formidable humaniste, précurseur des Lumières et de ce qui allait devenir le fondement de la théorie des Droits de l’homme et des valeurs humanistes et démocratiques modernes.
A l’heure où ces valeurs sont de plus en plus remises en question par les politiques populistes et xénophobes, par les inconditionnels des réseaux sociaux et de la pratique des fausses nouvelles, l’initiative des Riches-Clair mérite d’être soulignée pour son courage et le signal qu’elle adresse aux médias qui osent se dirent démocrates et adeptes du vivre-ensemble.
La meilleure façon de valoriser ce message est tout simplement d’emprunter au metteur en scène la présentation qu’il a faite de ce spectacle sous le titre – en fait une citation de La Boétie – « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ».
Proche de l’ « Utopie » de Thomas More
Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie avait été un météore philosophique et politique au cours de la Renaissance européenne. A l’antithèse du prince de Machiavel rédigé moins d’un demi-siècle plus tôt, et dans une certaine continuité de réflexion avec des auteurs comme Thomas More (et sa célèbre Utopie), ce chef-d’œuvre de la Boétie, aussi bref que percutant, tonne avec fracas dans les consciences des millions de lecteurs qu’il a réveillées et s’inscrit de manière indélébile dans l’évolution sociale de l’Europe que nous connaissons aujourd’hui.
Mais qui était Etienne de La Boétie ? Petit rappel historique. Etienne nait en 1530 à Sarlat (la belle ville moyenâgeuse capitale du Périgord), dans une famille de magistrats aisés. Au cours de son éducation très soignée. Il se passionne pour la philologie classique (très en vogue à l’époque), compose des vers grecs et latins pour le plaisir et traduit en français les œuvres de Virgile et de Plutarque. Il écrira le "Discours de la servitude volontaire", œuvre majeure (pour l’auteur et l’humanité) durant ses études de droit, à l'âge de 17 ans. Montaigne lui-même découvre le texte manuscrit, qui lui donne envie de rencontrer I’auteur (d’abord édité par morceaux en latin en 1574, le Discours sera publié en français et intégralement vers 1576). C’est alors le début d’une des amitiés les plus mythiques du 16e siècle résumée par ces mots magnifiques de Montaigne : « Parce que c’était lui. Parce que c’était moi ».
La Boétie se marie, entame une carrière juridique et politique brillante. Mais ce fameux réquisitoire contre la tyrannie restera son œuvre principale. On ne peut lui en vouloir : il meurt à 32 ans., probablement de la tuberculose, fort fréquente à l‘époque. Montaigne lui rendra hommage dans ses célèbres Essais et ne pourra jamais vraiment se remettre de la mort de son ami.
Pourquoi avoir écrit ce texte ?
Si l’on se replace dans le contexte de l’époque, on voit que l’Europe est en pleine renaissance. La lumière de sa connaissance, d’abord ténue, puis solaire, a écartelé les sombres nuages de l’obscurantisme. Les sciences explosent, les tours d’ivoire des certitudes politiques et religieuses vacillent, l’Antiquité classique inspire et s’impose en modèle, l’humanisme est le mot-clé du siècle. Le vieux monde est définitivement tombé. C’est une société en profonde mutation qui voit naître les esprits brillants d’auteurs révolutionnaires dans leur pensée comme Erasme, Rabelais, Montaigne et La Boétie, qui cristallisent dans leurs écrits l’évolution et le changement vers le monde que nous connaissons aujourd’hui.
Cette œuvre de jeunesse, flamboyant, fougueuse, et teintée de l’idéalisme presque innocent d’un adolescent est régulièrement considérée comme ouvrant la voie aux Lumières et aux idées républicains et anarchistes. Parfaitement augmenté, truffé de références à l’histoire romaine, grecque, mais également de France, ce Discours a traversé assez secrètement les 17e et 18e siècles, et fameusement inspiré Rousseau et son "Contrat social". Il sera d’ailleurs plagié par Marat lors de la Révolution française. Mais c’est vraiment au 19e siècle que ce texte sera officiellement reconnu comme une œuvre majeure, et non simplement comme un texte révolutionnaire…censuré successivement par les divers pouvoirs en place.
Une référence littéraire
Par la suite, le Discours de la servitude volontaire deviendra une référence littéraire illustrant parfaitement le concept de désobéissance civile. C’est une critique exaltée et exaltante du Pouvoir, qui compte désormais parmi les grands textes de la culture progressiste démocratique, un réquisitoire en règle contre l’absolutisme, dans lequel La Boétie s’interroge sur ce paradoxe qu’est la servitude volontaire, sur l’origine du tyran et sur la question de la liberté.
En conclusion… actualisée
Pour faire bref, concluons en disant qu’il existe trois types de tyrans : les uns règnent par l’élection réellement ou prétendument démocratique du peuple (exemples : Hitler, Mussolini,Poutine, Viktor Orban, Recip Erdogan, Pinochet, Donald Trump), les autres par la force des armes (exemples : Fidel Castro, Joseph Kabila, Khadafi, Nasser, Ben Laden, Achar El Hassad, Mugabe, Xi Jinping), d’autres encore par succession de type népotique (exemples : Mohammed V du Maroc, Hun Sen le Cambodgien, Kim Il-un le Coréen, Ben Salmane le Saoudien, etc.).
Pour un temps, la puissance de tous ces types de tyrans repose sur le consentement populaire, apparent ou réel. Mais dès que le peuple refuse cette puissance, le pouvoir du tyran s’écroule.
Comment un peuple peut-il être l’instrument de son propre esclavage ? Trois raisons maintiendraient les peuples entiers sous le joug d’un pouvoir arbitraire : l’habitude et la coutume, la manipulation des puissants et la pyramide d’intérêts qu’ils mettent en place.
En définitive, La Boétie ne propose pas de solution miracle pour échapper à la tyrannie mais reste bien conscient qu’il faut avant tout en connaître les mécanismes pour pouvoir l’abolir.
On notera que le dernier mot de la pièce de La Boétie est : « nommer la tyrannie, c’est déjà s’en défaire ». Paradigme d’hier comme d’aujourd’hui.
Comme quoi, le « Discours sur la servitude volontaire » n’a pas fini de nous surprendre, grâce à sa radicalité philosophique et politique. Hélas, les tyrans sur la planète existent plus que jamais…même s’ils finissent toujours par tomber.
Nous conclurons avec le metteur en scène par un extrait du recueil de poèmes de Victor Hugo « Les Châtiments » :
« Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent. Ce sont ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front. Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime. Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime ».
Un hommage indirect aux héros de l’Ukraine.
Ghislain Charneux
La mode est aux commémorations, comme si on voulait se délivrer d’une actualité devenue accablante voire stressante par le souvenir plus réconfortant de ce qui fut naguère une actualité qualifiée de positive et de toute manière plus réjouissante que celle que nous connaissons aujourd’hui, cet « engouement commémoratif » est souvent très conformiste (armistice de 1918, premier homme sur la lune, mort du roi Baudouin) et oublieux des sujets plus culturels ou intimistes (comme les 400 ans de la naissance de Pascal, que nous évoquons par ailleurs). Un de ces anniversaires pouvant sembler insolite à certains, mais du plus grand intérêt pour nous, est le vingtième anniversaire de la réception le 19 juin 2003 au siège portant le n°34 de l'Académie Française, précédemment occupé par Jacques de Bourbon Busset, de l'immense écrivain passeur de culture qu'est François Cheng, aujourd’hui âgé de 94 ans. Passeur de culture (en l'occurrence ici la chinoise et la française), cela veut dire maîtriser au moins deux cultures dans la plus large acception du terme (langue, littératures, arts et tout autre composant civilisationnel), les pratiquer et les partager quotidiennement partout là où l'on se trouve. Un autre bel exemple de passeur de cultures chinoise et française est le Belge Pierre Ryckmans (alias Simon Leys). A l'appui de notre admiration et de notre enthousiasme pour François Cheng, nous publions ci-dessous de larges extraits d'une interview diffusée à l'occasion de son installation sous la Coupole de l'Institut de France par la Radio Chrétienne Francophone (RCF). Même condensée, nous avons décidé de la publier en trois épisodes successifs dans notre Magazine. En voici le premier.
(André BUYSE)
Interview de François CHENG penseur chinois…et académicien français, sur les ondes de RCF.
RCF : Lorsque l’on rencontre François Cheng pour la première fois, l’image qui surgit à votre esprit est celle de ces fleurs de cerisier, prêtes à s’envoler au premier souffle de vent : un mélange de fragilité et de délicatesse. Puis l’homme s’assoit, vous regarde et il parle. Vous pensez alors à ces montagnes peintes par les plus grands calligraphes chinois, ou seulement à la montagne de Shitao. La délicatesse est toujours là, portée par la brume mais la fragilité a fait place à une imposante stabilité. Ecrivain, poète, traducteur, François Cheng est un passeur entre culture chinoise et culture française. Rencontre aujourd’hui avec un homme habité par le dialogue.
Cheng : Je pense que dès mon jeune âge je suis un homme prédisposé au dialogue. C’est-à-dire que je n’arrivai pas à me fixer une spécialité, une discipline : tout m’intéressait, la nature, les choses humaines. Et donc je pense qu’il y a eu une sorte de prédisposition.
RCF : François Cheng, on vous présente souvent comme un passeur entre deux cultures. Est-ce que vous acceptez ce qualificatif, ce rôle même de passeur ?
Cheng : Tout à fait. Bien sûr, je pense, sans prétention, que mon accomplissement personnel dépasse un peu le rôle du passeur, puisque, par la suite, j’ai essayé de mener à bien un œuvre de création personnelle, mais il n’empêche qu’il y a ce fait qui est indéniable : j’ai passé de nombreuses années, des décennies, à faire connaître d’abord aux lecteurs chinois la culture française et la culture européenne, et puis, inversement, de faire connaître aux lecteurs français ainsi qu’à des lecteurs d’autres pays, puisque mes ouvrages ont été traduits dans d’autres langues, la culture chinoise.
RCF : On peut parler de vocation chez vous dans ce rôle de passeur ?
Cheng : Peut-être, car il y a quand même eu beaucoup de Chinois qui sont venus faire des études en France mais qui ne sont pas devenus pour autant des passeurs au sens où vous l’entendez, c'est-à-dire cette transmission en profondeur des cultures.
RCF : François Cheng, en 1948, à l’âge de vingt ans vous venez en France. Qu’est-ce qui a motivé votre départ de la Chine pour venir en France ?
Cheng : Bien sûr, c’était tout à fait imprévu parce que après la guerre j’ai un peu erré, j’ai connu une vie d’incertitude car à partir de ce moment-là, à partir de 1946, la Chine a sombré dans la guerre civile, entre les communistes et des nationalistes. Donc, la jeunesse était très perturbée et je ne me voyais pas de but, comme je l’ai dit tout à l’heure, pour mes études : je n’arrivais pas à me fixer un centre d’intérêt. Et même, je me demandais à ce moment-là : pourquoi faire des études ? J’ai erré un peu et j’ai fini par entrer à l’université de Nankin pour faire des études d’anglais. Donc, le fait de venir en France était tout à fait imprévu. Il y a eu une occasion – c’est peut-être trop long à raconter – toujours est-il que dans le cadre de l’Unesco, mon père a réussi à obtenir une bourse pour moi. Comme ça, je suis venu en France.
RCF : Mais rien ne vous disposait particulièrement à venir en France ?
Cheng : Je ne connaissais pas un mot de français. J’avais 19 ans à ce moment-là et j’avais la possibilité d’aller en Angleterre ou en France. Et finalement bien sûr, moi j’ai choisi de rester à Paris, tout en sachant les difficultés qui m’attendaient, d’abord sur le plan linguistique et sur le plan des possibilités de vivre au point de vue matériel aussi.
RCF : Vous avez écrit un jour : j’ai connu à ce moment-là l’extrême dénuement, l’extrême solitude et l’extrême désespoir. Cela a été une période très dure de votre vie ?
Cheng : Oui et qui a duré pratiquement dix ans. Parce que cette pause dont j’ai parlé n’a duré que deux ans. Au bout de 2 ans comme j’ai décidé de rester encore au moins un(1) bout de temps en France, il a fallu trouver des moyens de vivre. Et donc j’ai accepté tous les travaux qui étaient à ma portée, à cette époque.
RCF : On peut en citer quelques-uns : vous avez été plongeur dans les restaurants, vous avez travaillé aux Halles…
Cheng : Les Halles, ça c’était pas pendant longtemps, j’ai aussi fait des traductions. Vous avez parlé de dénuement, de désespoir, d’une sorte de perdition… Mais en même temps une interrogation d’ordre presque métaphysique sur l’existence même : pourquoi on est là ? Pourquoi je suis là ? Qui suis-je ? etc. Donc vous voyez : accompagnant ces difficultés matérielles, j’étais taraudé par ces interrogations encore une fois d’ordre métaphysique…
RCF : Cela aurait pu vous conduire vers le désespoir ?
Cheng : Oui. Soit le désespoir, soit une sorte de sursaut en moi-même. Je vous l’ai dit : j’étais un jeune homme qui ne parvenait pas à se fixer un but dans la vie. Ainsi, pour faire des études : dans quelle discipline ? Parce que tout m’intéressait et en même temps j’étais cet être indécis et un peu vague, comme cela. Mais cependant je dois affirmer qu’il y a toujours eu une sorte de feu qui brûlait en moi. C’est-à-dire : la vie est comme un appel. Ça, je dois affirmer que ça n’a jamais cessé, ce feu. Même dans les moments les plus noirs, il y a toujours cette aspiration de connaître, de toucher du doigt, le vrai et le beau de la vie, [le vrai et le beau] que cette vie recèle.
RCF : Mais ce désespoir, ces difficultés, vous les avez connus à cause du mépris, du racisme ?
Cheng : Oui, ça, j’ai connu aussi, il faut le dire : l’incompréhension, l’ignorance ou bien le racisme tout court. Je pense que tous les étrangers connaissent plus ou moins cela…et surtout quelqu’un qui vient de l’Asie. Et surtout dans les années cinquante : la France vivait dans la difficulté aussi. Par la suite, il faut dire que pendant les trente [années] glorieuses la France a connu une grande ouverture, une ascension sur le plan économique. Et là, il y a eu beaucoup, beaucoup, d’ouverture et on souffrait beaucoup moins de racisme à l’époque, je parle des années soixante.
RCF : Il y a eu la décolonisation…
Cheng : J’ai connu cette expérience très exaltante de l’ouverture, de la recherche ardente, une sorte de désir de la part des Français de connaître le monde extérieur, de communiquer avec l’extérieur.
RCF : François Cheng, dans un de vos livres, vous avez dit : l’homme doit être fier, digne et humble. C’est une leçon que vous retirez de cette expérience douloureuse de vos premières années en France ou est-ce que c’est le fruit de vos longues années de vie aujourd’hui ?
Cheng : Oui, je pense que les deux premiers termes - vous avez dit digne et fier... Je pense que ces deux premiers termes, un Français les accepte volontiers. Chaque être doit essayer « d’être à la hauteur » par rapport à ce que la vie offre, n’est-ce pas, comme trésors, comme possibilités de développement. Par contre, le qualificatif « humble », souvent cela peut étonner, comme s’il fallait faire un très grand effort pour atteindre l’humilité…alors que pour moi c’est naturel, au contraire. Ici j’ouvre une petite parenthèse : vous savez que, à l’Académie [Française], chaque académicien doit à un moment donné faire un discours sur la vertu lors des séances solennelles. Donc un jour cela m’échoira aussi : le devoir de parler de la vertu. Je pense que je vais parler justement de la vertu de l’humilité. Parce que l’humilité n’est pas difficile, au contraire, c’est la position la plus avantageuse. Quand on est dans la position de l’humilité, on peut recueillir la vie à pleine main, sans rien perdre, puisque vous vous situez au plus bas, n’est-ce pas, donc vous ne perdez aucune miette de ce que la vie peut offrir comme trésor ou comme pépite, et en même temps on ne risque pas de tomber puisque… On ne peut que s’élever.
C’est donc une position non seulement avantageuse mais presque de jouissance, je dirais, puisque l’on peut accueillir la vie comme ça, pleinement…
RCF : Mais est-ce que c’est de la sagesse confucéenne ou est-ce que c’est l’enseignement de François d’Assise ?
Cheng : Les deux, les deux. Confucéenne bien sûr, et les taoïstes aussi. Vous savez les taoïstes comparent l’idée d’une vie pleine à celle de la vallée. C’est la vallée. Et Confucius prêche que tout homme doit avoir une force intérieure large comme une vallée, c’est à dire capable de tout encaisser, de tout intégrer et puis de faire fructifier par la suite. Parce que la vallée, c’est cette présence de la terre qui recueille et qui porte et, en même temps, qui fait croître toutes les plantes. D’ailleurs c’est l’image même de la féminité, je dois l’ajouter. Vous savez, le principe féminin est identifié à l’image de la vallée aussi.
RCF Donc, vous voulez dire qu’il est plus facile pour une femme que pour un homme d’être humble ?
Cheng : Oui, c’est une qualité féminine. Je crois qu’en Occident….parce que le principe masculin a été suffisamment exalté, on n’a pas à s’en faire, hein. Par contre, le principe féminin mérite d’être constamment exalté, oui.
RCF : Mais est-ce que c’est encore facile, François Cheng, d’être humble quand on est reconnu, quand on est académicien, quand on est célèbre, quand le président de la république (Chirac, NdlR) par exemple vous écrit ?
Cheng : D’ailleurs le président de la république a dit dans sa lettre : « c’est un homme sans prévention et sans cuirasse »…
RCF : En parlant de vous.
Cheng : Oui, il a utilisé cette expression…Peut-être, c’est moi-même lors d’un entretien, qui avait utilisé cette formule, mais toujours est-il que je pense qu’il a dit juste. Je dirais même : plus on est reconnu, plus on doit développer en soi ce sens de l’humilité, c'est-à-dire : tout d’un coup, on a un devoir envers les êtres. C’est à dire maintenant je suis souvent arrêté dans la rue par des gens : eux, ils me témoignent de l’amitié ; donc on a un devoir envers tous ces gens-là. C'est-à-dire de ne jamais rien dire qui ne soit vrai ou ne correspond pas à votre conviction profonde, et puis être toujours digne de la confiance dont les autres vous témoignent. Donc, ça, au contraire… enfin, c’est mon état d’esprit.
RCF : François Cheng, aujourd’hui est-ce que vous vous sentez, français ou chinois. Ou est-ce que vous diriez que vous êtes français ET chinois ?
Cheng : Bien sûr, à l’instar d’un arbre qui se doit de pousser à partir d’un certain terreau, natif, sinon il n’y aurait pas d’arbre, mais cet arbre une fois qu’il a gagné l’air libre ne met aucune entrave pour, comment dire, bénéficier de tout ce que la Création apporte : le soleil, le vent, la pluie, la rosée etc. Donc, il y a le particulier et puis il y a l’universel. C'est-à-dire, le particulier, c’est la racine, n’est-ce pas, et en même temps l’universel. Chaque être, une fois - comment dire – qu’il est devenu cet être de plein droit, il ne met aucune restriction à sa possibilité de bénéficier de tout ce que la Création apporte comme don de vie. Donc, le particulier n’est pas en contradiction avec l’universel.
Bon, maintenant à propos de moi, bien sûr, je suis français, je suis de nationalité française. Et puis, par contre, ce que j’ai porté depuis ma racine n’est-ce pas, je ne peux pas …il est naturellement là, hein. Il devient une part nourricière de mon être. On peut donc embrasser l’universel sans rien perdre de sa particularité. Ce n’est pas du tout en contradiction. Mais pour ce qui est de ma conception de la France, je dois dire que la France ….pourquoi j’ai eu une telle affection pour la France au début de mon arrivée en France, c’est parce que la France pour un Chinois est le pays du milieu de l’Europe occidentale, la France géographiquement tout comme la Chine est le pays du milieu de l’Asie. Et la France, de par cette géographie et de par son histoire, parce que la France a assimilé toutes sortes d’influences au cours de son histoire, elle s’est créé une vocation, c'est-à-dire de tendre vers l’universel ; parce qu’aucune culture n’a défini comme la culture française son idéal, c'est-à-dire : « liberté, égalité, fraternité ». La France s’est créé une vocation à partir de sa particularité de tendre vers l’universel.
(fin du premier épisode)
Ou la vision « prophétique » de l’ancien Rédac’chef du « Soir », Charles Rebuffat, alors président de notre union
Fête-t-on les 48e anniversaires ? Habituellement non…Mais nous en prendrons quand même l’initiative en raison de la « révolution copernicienne » qui frappe notre métier d’informateur depuis le début de ce millénaire, afin de célébrer ici la clairvoyance de celui qui fut « un grand monsieur » de la presse belge, feu Charles Rebuffat (1919-1979), alors rédacteur en chef du journal « Le Soir » de Bruxelles. Nous reproduisons ici de larges extraits de la conférence qu’il donna pour les membres de notre cercle dont il était alors le président.
(André BUYSE)
« L’anxiété du quotidien »
L’anxiété du quotidien n’est pas celle que les entrepreneurs de presse et les journalistes peuvent ressentir devant les difficultés de survivre qui assaillent aujourd’hui nombre de publications.
C’est de l’anxiété du consommateur qu’il s’agit ici, de l’angoisse qu’il peut ou pourrait éprouver à la lecture de son quotidien. L’idée m’en est venue en relevant dans un récent sondage qu’un certain nombre de gens ne lisent jamais un journal parce que sa lecture leur serait psychologiquement insoutenable : « les journaux ne contiennent jamais de bonnes nouvelles et parlent toujours de catastrophes. Ils sont pleins de violences et de sang. Ils m’excitent sans m’apporter de satisfaction. Leur lecture me rend nerveux ».
Les journaux se vautreraient dans le scandale, le vice et le crime, ils feraient fortune de la mauvaise nouvelle, ils donneraient du monde une vision systématiquement pessimiste.
Ils entretiendraient dans l’esprit de leurs lecteurs une image morbide et fausse de la réalité, ils susciteraient chez eux les préjugés, l’inquiétude et l’agressivité, ils nuiraient finalement à la bonne entente entre les peuples et à la paix mondiale.
Comme tous les procès faits globalement à toutes les corporations, aux médecins, aux avocats, aux notaires et aux gendarmes, celui-ci est sommaire jusqu’à la caricature et donc assez injuste.
Le monde n’est pas une bergerie...
Il serait facile de montrer que ce ne sont pas les journaux qui ont créé chez l’individu l’attrait morbide du malheur et que, depuis la plus haute antiquité, la plus haute littérature est fondée sur le récit de forfaits dont certains quotidiens hésiteraient peut-être à publier les détails. On pourrait même soutenir que toutes ces critiques illustrent un phénomène très banal et que les politiciens ne sont pas les seuls à penser que les journalistes et leur imagination sont à l’origine de tous leurs malheurs.
Les journalistes auront beau jeu de répondre que le monde n’est pas une bergerie et que ce n’est vraiment pas de leur faute s’il ressemble plutôt à un nœud de vipères. Sans doute est-il injuste de faire du journaliste le bouc émissaire des misères de l’humanité, mais n’est-il pas néanmoins partiellement responsable d’une représentation déformée et angoissante de cette humanité et de ses problèmes ?
On est souvent tenté d’attribuer à la presse la naissance de ce besoin toujours renouvelé : savoir tout de suite ce qui se passe. En réalité, il lui était antérieur : s’il n’avait pas existé, Gutenberg ou pas Gutenberg, la presse telle que nous la connaissons, n’aurait sans doute jamais existé. (…)
La nouvelle brûlante, la « hot news » comme disent les Américains, est probablement la chose au monde qui refroidit le plus vite et il est inutile d’ajouter que la radio, avec la faculté qu’elle a de diffuser l’information à la seconde même, n’a fait qu’accentuer le phénomène de mortalité post-puérale.
L’impératif d’actualité peut d’ailleurs déformer d’une autre façon le miroir dans lequel la presse prétend refléter le monde, en ce sens que le sort réservé à une information peut varier considérablement en fonction de la concurrence que d’autres informations lui feront ou ne lui feront pas subir au même instant.
Il est ainsi des nouvelles objectivement importantes qui sont reléguées au second plan parce qu’elles ont l’infortune d’être reçues en même temps que d’autres qui sont plus spectaculaires. A l’inverse, il est des informations d’intérêt secondaire qui reçoivent les honneurs de la manchette parce que le secrétaire de rédaction n’avait rien d’autre, ce jour-là, à se mettre sous la dent.
Loch Ness et congés payés
On est en droit de penser, par exemple, que le monstre du Loch Ness n’aurait jamais acquis pareille notoriété journalistique, ni plongé peut-être dans l’angoisse une série de braves gens, si l’introduction des congés payés, il y a une quarantaine d’années, n’avait provoqué l’assoupissement de l’actualité mondiale pendant la saison d’été. (…)
Toutefois, aujourd’hui, le monde auquel est lié notre propre destin n’est plus limité par des horizons proches et rassurants, mais par ceux de la planète elle-même. Militairement, politiquement, économiquement, nous vivons dans un univers dont l’interdépendance est pour ainsi dire totale et où, de surcroît, les centres autonomes de décision se sont prodigieusement multipliés depuis un quart de siècle. Dans un pareil univers, l’introversion de la curiosité, pour naturelle qu’elle soit, peut aussi être la manifestation d’une dangereuse myopie.
Malheureusement, le « mort kilométrique », comme on dit dans le jargon de la presse pour désigner ce phénomène, est une recette qui a fait trop longtemps ses preuves pour que l’on y renonce, même au nom d’une solidarité planétaire devenue pourtant bien réelle.
Cette attitude d’égocentrisme n’est pas seulement le fait de journaux dits régionaux, dont c’est d’ailleurs la vocation et l’utilité de se consacrer principalement à l’information locale.
Dans la plupart des pays, la majorité des journaux dits nationaux, fussent-ils les plus ambitieux, se caractérisent souvent par un « chauvinisme de l’information » qui enferme le lecteur dans une sorte de ghetto d’où il ne peut avoir du monde, dont il est devenu bon gré mal gré le citoyen, qu’une vision imparfaite et déséquilibrée.
Le mort kilométrique
Pour des raisons d’économie beaucoup de journaux sont tentés d’exploiter uniquement la « provende » des agences nationales de presse pour leurs informations mondiales. Ils n’appréhendent plus l’univers qu’à travers l’apparence desséchée d’une dépêche de téléscripteur (d’Internet, dirait-on aujourd’hui, Ndlr). Les correspondants à l’étranger des agences restent eux aussi soumis aux impératifs du « mort kilométrique ». Généralement, ces correspondants ne sont pas des autochtones, ils ont la nationalité de leur agence. Cela veut dire que, très naturellement, ils vont juger les événements locaux à partir d’une sensibilité, d’un système de valeur, voire de préjugés propres à leur formation nationale, qui est aussi celle de notre fameux lecteur introverti. Et comme deux précautions valent mieux qu’une, les dépêches des correspondants, avant d’atteindre les journaux, transitent par la maison mère où, le cas échéant, on les réduit et les retravaille pour les mettre plus sûrement encore au goût des destinataires et de leurs lecteurs.
Enfin, il existe une « troisième loi éternelle du succès en journalisme » susceptible d’entraîner des retombées psychologiques et sociales. Tout ce qui se passe à l’instant même et à côté de nous ne suscite pas, bien entendu, l’intérêt des foules : encore faut-il que l’événement contienne un minimum d’originalité, d’inattendu et, pour tout dire, de merveilleux, en ce compris le merveilleux qui effraie. Or, dans cette course à l’originalité, on doit bien convenir que le malheur, l’événement négatif arrivent le plus souvent gagnant. (…)
Si l’on dit des peuples ou des gens heureux qu’ils n’ont pas d’histoire, la raison en est surtout que leur bonheur est fait de l’addition de milliers de petits événements si discrets qu’ils ne sont guère perceptibles et paraissent dès lors insignifiants. Le malheur, au contraire, attire les pompiers et l’ambulance, il provoque les imprécations ou les grincements de dents, il frappe les sens et mobilise donc l’attention. Il mobilise d’autant plus celle du lecteur de journal qu’une technique classique de la communication consiste à amplifier le bruit fait par l’événement.
4000 chapeaux pour 4000 âmes
Pierre Mac Orlan en a donné cette illustration célèbre : harcelé par son secrétaire de rédaction, il se décida un jour lui aussi à faire « mousser l’événement » en rédigeant le petit fait-divers suivant : « La chapellerie Dupont, faubourg Saint-Antoine, a été détruite la nuit dernière par un incendie. Quatre mille chapeaux ont été détruits par les flammes. On frémit à la pensée de ce qui se serait produit si, au lieu d’être rangés sur les rayons du magasin, ces quatre mille couvre-chefs s’étaient trouvés sur la tête de quatre mille de nos malheureux concitoyens ». Mac Orlan avait ainsi démontré par l’absurde qu’il était possible de donner à l’événement des prolongements artificiels qui ajoutent encore à son contenu d’émotion et donc à sa communicabilité supposée. Ce gonflement de l’information peut du reste aller si loin qu’il équivaut à créer l’événement journalistique : sans pareille opération esthétique, en effet, l’information n’aurait pas été publiée. Ce problème prend des dimensions nouvelles dans la mesure où les techniques de la communication sociale sont assimilée et appliquée par un nombre considérable de particuliers, de groupes, d’institutions, etc.
Dans la mesure où ils réussissent à occuper le terrain, ces groupes contribuent à donner du monde, via les journaux, la radio, la télévision, une image apocalyptique : l’individu le plus prudent se sent entouré de menaces inquiétantes et le plus parfait honnête homme est de plus en plus habité par la mauvaise conscience. Nous risquons ainsi d’être gagné par le sentiment d’une décadence généralisée, d’un univers partant à la dérive sous la pression de forces incontrôlables, d’une sorte d’agonie collective.
Si les problèmes réels et angoissants auxquels l’humanité doit faire face paraissent dangereusement nouveaux, n’est-ce pas, en partie du moins, parce que ces problèmes étaient beaucoup moins bien perçus autrefois ?
Il ne fait pas de doute que l’information recueillie et diffusée par la presse est aujourd’hui beaucoup plus abondante, plus diverse et plus riche qu’elle ne l’était autrefois.
Désormais nous sommes en plein milieu de ce « monde fini » dont Paul Valéry annonçait le commencement il y a une cinquantaine d’années. Nous sommes également en plein milieu d’une « société finie ». Mais ce monde et cette société auxquels notre sort, notre bien-être, notre existence même sont inexorablement liés, sont aussi un monde et une société en complète déstabilisation (…). Le grand tournant de l’humanité et de la société dont nous sommes les témoins n’est pas en effet, comme sa description donne trop souvent à croire, le fruit d’une sorte de délire collectif, d’une anarchie aberrante et suicidaire. Il est bien, plutôt, la résultante de phénomènes multiples et profonds, qui témoignent avant toute chose d’une volonté universelle d’émancipation politique, culturelle et sociale, c’est-à-dire le contraire de l’aveuglement et de la régression.
Foin des journaux sédatifs !
Le rôle d’une presse responsable n’est pas de jeter un voile pudique sur la face cachée de l’iceberg comme le préconisent les tenants d’une information lénifiante : les journaux sédatifs n’existent, au demeurant, que dans les pays où la concurrence ne se manifeste guère et où la liberté de la presse n’est le plus souvent qu’une notion relative.
Il s’agit pour cette presse d’utiliser l’immense pouvoir dont elle dispose pour devenir médiatrice au sens non plus neutre et technique, mais positif et moral du mot. En d’autres termes, il s’agit pour elle, par son esprit d’ouverture et de pluralisme, par son effort d’interprétation et d’approfondissement, d’aider le lecteur non seulement à savoir, mais à comprendre, à le réconcilier en quelque sorte avec un univers si inquiétant parfois à contempler. Il s’agit pour elle de considérer ce lecteur non plus comme le consommateur infantile d’un interminable feuilleton, mais comme le citoyen adulte d’un monde et d’une société qui ont surtout besoin, pour survivre, d’un peu plus de lucidité et d’un peu plus de fraternité.
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Décidément, notre ancien président, s’il ne fut pas le « Messie de la presse » au terme des « golden sixties », fut incontestablement le prophète de la communication journalistique telle qu’elle se développe à travers le monde en ce début de troisième millénaire. Cette magistrale vision méritait assurément d’être rapportée dans notre bulletin. (A.B.)
Nous entamons ici, par épisodes successifs et par classement alphabétique de mots-clé, la publication de réflexions et méditations de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), le jésuite paléontologue, un temps stigmatisé par les autorités vaticanes mais aujourd’hui largement réhabilité et même cité en exemple par elles, sur le parcours de vie exemplaire qu’il propose vers une apocalypse heureuse qu’il nomme « le point Oméga ».
Episode UN.
AGE
Hier, l’homme pouvait s’imaginer que seul le vivant naissait, croissait, mourait, avait un âge, au sein d’une matière toujours identique à elle-même. Maintenant, pour tout esprit moderne, la conscience est pour toujours apparue d’un mouvement universel absolument spécifique en vertu duquel la totalité des choses se déplace solidairement et d’un seul tenant non pas seulement dans l’espace et dans le temps, mais dans un espace-temps « hyper-einsteinien ».
AMITIE
La terre est ronde…pour que l’amitié en fasse le tour.
AMOUR
* L’amour meurt au contact de l’impersonnel et de l’anonyme.
* Le geste essentiel, le plus fécond sans doute, est de se fier, de s’abandonner – avec quelque chose qui ressemble à l’amour – à la grande force qui anime le monde en crise de naissance.
. ANGOISSE
N’être parvenu en plein jour que pour se sentir implacablement repris par la nuit : n’est-ce pas là toucher le fond de l’angoisse existentielle moderne ?
ANIMAL
Entre le monde animal pliocène et le monde humain qui lui succède, il y a, quoi qu’on ait dit, non seulement différence de degré, mais changement d’ordre, changement d’état.
L’homme n’est pas seulement une « espèce » d’animal, il représente, il amorce, une nouvelle espèce de vie.
APOCALYPSE
S’il y a jamais un dernier jour de l’humanité, il coïncidera pour elle avec un maximum de son resserrement et de son enroulement sur soi.
BESOINS ESSENTIELS
Ou bien nous mangeons, ou bien nous pensons, ou bien nous travaillons, ou bien nous aimons ; et rien de tout cela, pris séparément, ne nous satisfait.
BONHEUR
Tous les êtres désirent être heureux. Mais l’homme ne veut être heureux que dans l’instant et dans l’avenir.
CALORIES
Ni les siècles, ni mêmes les calories ne risquent sérieusement de manquer en cours de route à notre espèce dans ses efforts pour aller jusqu’au bout – quel qu’il soit – de son évolution.
CHRIST
Le Christ, depuis qu’il est apparu, n’a jamais cessé, après chaque crise de l’histoire, de ré-émerger plus présent, plus urgent, plus envahissant que jamais.
CHRISTIANISME
Le grand mystère du christianisme n’est pas l’apparition mais la transparence de Dieu dans l’univers.
CIVILISATION
Depuis plus de vingt mille ans, le crâne de l’individu humain n’a pas appréciablement changé de forme, ses instincts élémentaires sont restés les mêmes : ne serait-ce point là une preuve décisive que civilisation et culture ne produisent en nous que des modifications temporaires et superficielles (d’où l’homme primitif émergerait inchangé si venait à se détendre sur lui l’emprise des forces de collectivité).
CLIVAGE
Je vois avec certitude le clivage de l’humanité : non plus sur le plan des richesses, mais sur celui de la foi au progrès. De ce point de vue, le vieil antagonisme entre producteurs et profiteurs est dépassé car ce qui opposait les hommes devient non point affaire de classes mais affaire d’esprit.
COMBATTANTS
Vous qui combattez, et qui êtes encore trop séparés pour pouvoir dès maintenant vous reconnaître, gardez chacun la foi et la cause que vous croyez juste.
COMMUNISME
Le communisme en arrive à supprimer virtuellement la personne et à faire de l’homme un termite. Dans son administration mal équilibrée pour les puissances tangibles de l’univers, il a systématiquement fermé ses espérances aux possibilités d’une métamorphose spirituelle de l’univers.
COMPLEXITE-CONSCIENCE
Dans son organisation physico-chimique mesurée au cerveau, l’homme est suprêmement complexe. Considéré dans son psychisme, il est suprêmement libre et conscient.
COMPLICATION
A côté de la complication alourdissante, il y a la complexité utile (ou centrée).
CONSCIENCE
La conscience est la propriété particulière et spécifique des états arrangés de la matière. Propriété inobservable pour les petites valeurs, mais graduellement émergente et finalement dominante pour les hautes valeurs de la complexité.
CORPS MYSTIQUE
Le « corps mystique du Christ » forme un monde naturel et nouveau, un organisme animé et mouvant dans lequel nous sommes tous unis, physiquement, biologiquement.
COSMOS
Le cosmos si fondamentalement et premièrement vivant et toute son histoire n’est, au fond, qu’une affaire psychique : le lent, mais progressif rassemblement d’une conscience diffuse échappant graduellement aux conditions « matérielles ».
Didier Anzieu (Psychanalyste français (1923-1999)
Achever de naître au monde et à soi-même. Ne pas achever avant l’heure de vivre, de penser, avec sobriété, avec humour aux exigences contraires des principes de plaisir et de réalité, de répétition, de différenciation, de constance et de changement. Marier le masculin et le féminin dans l’esprit, l’immobilité et le mouvement dans le corps. Tolérer l’angoisse et la joie, la haine et le rire. Maintenir l’amour dans l’écart entre l’abandon de l’autre. Déjouer les séductions, les perversions, les ruses de la pulsion de mort. Retourner le négatif contre lui-même. Nier, trancher, s’arracher, transgresser pour progresser. Envelopper, déplier, déployer, dérouler, s’enrouler, s’emboîter pour exister, pour co-exister. Pour donner indéfiniment de notre humaine finitude, une forme jamais définitive.
Fort peu d’analyses ont été faites à ce jour non pas au sujet de la vie des soldats des armées napoléoniennes en campagne ou en bivouac – sur ce sujet beaucoup a été écrit – mais sur la vie quotidienne dans cette région centrale de ce qui allait devenir la Belgique Etat-Nation : comment vivait-on à Bruxelles et dans la campagne environnante, c’est-à-dire aussi à Uccle, Waterloo et à Braine-l’Alleud, en 1815 et plus particulièrement au cours des mois qui précédèrent la bataille historique ?
Nous avons retrouvé des témoignages de cette époque dans les « Cahiers Historiques » de 1974, avec comme justification « Publication pour la connaissance du passé des Belges et l’information de nombreuses sociétés nationales d’histoire, d’archéologie et de folklore dont en ordre principal l’Association royale Le Musée de la Dynastie ».
Or, ce fascicule devenu indisponible même sur Internet, se présentait comme un « digest » de « deux mille ans de la vie des Belges ». Il mentionne en tête du sommaire une étude assez fournie, de seize pages, sur Bruxelles en 1815, écrite conjointement par Théo Fleischman (le grand journaliste fondateur du « journal parlé » à l’INR dans les années trente) et Winand Aerts, historien auteur de nombreux essais sur Napoléon et la Belgique sous domination française. A noter que Fleischman (1893-1979) avait en dehors du reportage une autre passion : l’épopée napoléonienne précisément.
Leur étude est intitulée « Un lieutenant du Royal Irish à la découverte de Bruxelles l’année de Waterloo » . Les auteurs semblent avoir retrouvé un journal personnel de ce lieutenant, sans toutefois en donner aucune référence, ce qui, dans le cas de Fleischman, journalistes militant au sein des associations professionnelles de presse dans l’immédiat après-guerre, peut s’expliquer par sa revendication farouche du secret des sources, droit pour lequel il militera personnellement.
Sympathie des Bruxellois pour les « ennemis » anglais
Selon les auteurs, le lieutenant irlandais en question était George Woodbery, du 18e régiment de hussards, qui avait combattu sous Wellington contre l’armée impériale en Espagne et au Portugal. En avril 1815 il débarque à Ostende avec son régiment qui ne combattra cependant pas sur le champ de bataille de Waterloo. Sans doute était ce prévu initialement puisque lui-même et son compagnon le chirurgien Chambers se rendent sans tarder à Bruxelles, passant par Bruges et Gand. Sur Bruges, il n’a que ces mots, insolites : « Bruges est plein de femmes et de ponts ». Sur Gand il semble plus admiratif : « Gand est la vieille cité supérieure à toutes les villes, Londres excepté ». Bien qu’il ne comprenne pas le parler local en Flandre, il se réjouit des « sentiments sympathiques que la population nourrit à l’égard des Anglais ».
Mais son admiration déborde plus encore lorsqu’il découvre Bruxelles, qui n’est alors (sans les faubourgs) qu’une ville de 75 à 80.000 habitants comptant 282 rues, 60 impasses, 19 places, 16 marchés, 71 pompes et fontaines publiques (dont celle, déjà populaire, du Manneken-pis). Il décrit la « profusion des monuments » tout en regrettant l’œuvre entreprise par Joseph II de démolition des murs et portes d’enceinte de la ville médiévale, qui est encore loin d’être achevée, car il subsiste encore de nombreux bastions et octrois. Des « portes » subsistent d’ailleurs aussi, au moins dans leur dénomination, et aller de l’une à l’autre, surtout dans le haut de la ville, de l’Allée Verte à la Porte de Namur, constitue une agréable promenade. D’autant qu’on s’y arrête volontiers pour entrer dans les estaminets et guinguettes qui prolifèrent d’Ixelles à Forest, à condition cependant de se tenir à distance de « l’eau suspecte de la Senne » et des imprimeries d’indiennes.
Cette industrialisation naissante incite notre lieutenant Woodbery à fréquenter de préférence en ce printemps naissant les faubourgs et « la fraîche campagne aux accueillants bosquets ». Une campagne que l’on trouve dès le village d’Ixelles et le « hameau de Vleurgat », où s’amorce la forêt de Soignes. Il se déplace à cheval et peut donc gagner sans peine les quartiers ucclois du Vert Chasseur et du Vivier d’Oie, et poursuivre jusqu’à la grande Espinete « pour s’arrêter à un village perdu aux humbles maisons éparpillées autour d’une église coiffée d’un dôme ». Il poursuit, dans son carnet intime : « On parvient à un plateau qui, au débouché de la forêt, domine un ample paysage. Ce village s’appelle Waterloo, et ce plateau Mont-Saint-Jean ». Il semblerait, selon les auteurs, que Woodbery et son compagnon Chambers possédaient des copies de la carte topographique des Pays-Bas Autrichiens levée de 1770 à 1777 par le comte de Ferraris, gravée par Dupuis, ainsi que le plan routier de Bruxelles de Jacowick, daté de 1812.
Le Musée de Bruxelles dans …la ruelle des trois cocus
Revenons au centre-ville. Le lieutenant George observe que le parc (l’actuel Parc Royal) n’est encore qu’une garenne entourée d’une haie mais déjà doté de portes d’entrée monumentales et qu’il est le lieu de rendez-vous des élégants, des hôtes de marque mais aussi des aventuriers et de « tous ceux qui sont à l’affût des nouvelles ou qui ambitionnent de coudoyer les grands du jour ». La « préfecture de la Dyle » (correspondant au territoire de l’ancien Brabant) est installé dans un immeuble classique proche de la place Royale, et pas loin de là, à l’angle de la rue Royale et de la rue de la Loi (qui portaient déjà ces noms), soit dans l’immeuble abritant aujourd’hui le Ministère de l’Intérieur, se trouvait « l’hôtel de Torrington » hébergeant l’Ambassade d’Angleterre. L’Ancienne Cour (ex-Hotel d’Orange), par laquelle on accédait depuis la place Royale par une petite rue dite « rue des trois Cocus » (aujourd’hui Petite rue du Musée) menait à la Bibliothèque…à propos de laquelle Woodbery était subjugué de constater qu’elle possédait pas moins de 120.000 volumes.
Bien sûr, dans la vieille ville il y avait aussi « des ruelles tortueuses, des impasses malodorantes (dont certaines sont verrouillées la nuit), des culs-de-sac obscurs, de sordides et croulantes masures, des estaminets mal famés, des maisons louches. Mais dès qu’on arrivait à l’Allée Verte, la promenade redevenait élégante et spacieuse, plantée de rangées de tilleuls.
Bonaparte s’était déjà rendu quelques fois à Bruxelles avant l’année fatidique 1815. Fleischman et Aerts se plaisent à rapporter qu’en 1798 le général s’était longuement arrêté devant la fontaine publique de Manneken-pis, plutôt qualifiée, sous l’occupation française, de « fontaine du petit Julien ». Au cours de ce séjour il aurait aussi commandé un carrosse à la fabrique dite « Carrosserie Bruxelloise » près du marché aux Poissons.
Peu de grands cafés à Bruxelles amis de la sérénité
Il y avait peu de « grands cafés » comme à Paris ou Londres, réservés à la classe bourgeoise. A Bruxelles, on trouvait tout de même le Grand Café de la rue des Eperonniers, le café L’Amitié à la place Royale et – déjà présent ! – le café La Lunette à la place de la Monnaie, sans parler de la Taverne Anglaise, rue du Musée.
Woodbery et Chambers sont par ailleurs perturbés par le climat changeant de Bruxelles. Qui ne le serait pas ? « Le temps est très variable, un jour il fait si chaud qu’on a peine à supporter le soleil, le lendemain il pleut. Il tonne ; le jour suivant il fait si froid qu’on est obligé de porter pardessus et manteaux ». Mais globalement Bruxelles est une ville sûre, car la nuit on ne sort pas, et certainement pas après 11h, comme en atteste cette brève description : « Les girandoles des théâtres s’éteignent, la porte des cabarets est verrouillée car, à 11 heures et demie la cloche de retraite a sonné. Des ombres s’effacent le long des murs. Un falot brille, balancé au poing d’un retardataire. Un carillon égrène le chant d’une heure que les bourgeois, enfouis sous leurs édredons, veulent ignorer. Et Bruxelles en Brabant, la belle ville, s’endort avec sérénité ».
C’est le mois de mai 1815. On est loin encore de penser, dans les chaumières de Bruxelles et des alentours, au bruit, au sang et à la fureur qui vont exploser quelques semaines plus tard assez loin au sud du faubourg d’Uccle.
Camille Vermont
L’évolution – comprise comme une amélioration générale de conditions d’existence et de fonctionnement - industrielle, économique, agricole, sociétale de la Chine au cours des cinquante dernières années, et en particulier depuis la décennie des années 1980, a été fulgurante, au point que maints observateurs ont convenu que ce « pays-continent » a réalisés autant de progrès pendant cette partie récente et finalement très brève de son histoire que le monde occidentalisé (Europe, Amérique du nord, Australie et Japon), l’a fait au cours des deux derniers siècles.
De 1978 (avènement à la présidence de l’Etat chinois de Deng Xiaoping) à 2008 (fin du premier mandat de Hu Jintao, le prédécesseur de l’actuel président à vie Xi Jinping), on peut parler aussi de quelque progrès politique et d’une timide ouverture à l’Etat de droit et aux libertés individuelles, mêmes religieuses (avec bien sûr des interruptions et des régressions notoires comme le massacre de Tian-anmen en 1989, les répressions au Tibet et au Turkestan ouighour appelé Xinjiang, traduction de « nouveaux territoires » en chinois).
Cette progression civilisationnelle semble avoir été sinon stoppée net, du moins sévèrement freinée depuis l’avènement il y a dix ans de l’autocrate Xi Jinping, alias « tsar de toutes les Chines », autrement dit le président qui, comme son alter ego en Russie, veut inculquer au besoin par la force une pensée unique au 1,4 milliard de citoyens chinois.
La religion est dans l’écriture
Certes on est loin du compte car il serait erroné de dire, comme le font certains sinologues, que les Chinois sont éloignés de tout esprit métaphysique, sont des êtres sans religion…alors même qu’un de leur plus grands trésors, vieux de plus de trois millénaires, l’écriture idéographique, est directement fondée sur les pratiques cultuelles de la religion des anciens Chinois et que ces derniers ont adopté au fil des siècles d’abord massivement la religion bouddhique venue des Indes, l’ont complétée ensuite par les rites assimilés à des religions que sont toujours dans la société moderne le taoïsme et le confucianisme, sans compter l’islam pratiqué majoritairement dans plusieurs régions, ni les religions chrétiennes, adoptées timidement à l’époque des « mandarins-jésuites » (16e et 17e siècles) et de manière assez large aux 19e et 20e siècles au point de rassembler (protestants et catholiques, déclarés et clandestins) quelque 80 millions d’âmes.
Jullien ou Billeter ?
Certes tous les sinologues contemporains ne sont pas restés bloqués sur « l’esprit occidental des Lumières ». D’autres, comme le Français François Jullien ou le Suisse Jean-François Billeter (défenseurs de thèses rivales sur la pensée et la philosophie chinoises) ont opté pour une « imprégnation fusionnelle » du concept de vie des Chinois, le premier insistant sur l’altérité fondamentale des Chinois l’autre sur l’universalité de comportement général, mais non religieux, de tous les êtres humains et donc aussi de ceux qui représentent un cinquième de l’humanité. Ce dernier point de vue est du reste partagé par le penseur chinois membre éminent de l’Académie française, François Cheng, que nous évoquons par ailleurs dans le présent magazine.
Aussi, pour nous éloigner autant que possible des clichés, préjugés et autres a priori qui pleuvent sur les réseaux sociaux dans la perspective d’une ostracisation de la Chine confondant de manière poujadiste les Pouvoirs politiques actuellement en place à la tête de l’Etat-nation Chine et le peuple bienveillant, pacifique et créatif de l’immense Empire du Milieu, nous mettrons en valeur ici l’argumentation de l’humble et pourtant grand sinologue genevois qu’est Jean-François Billeter.
(André BUYSE)
Ci-dessous un extrait de « Chine trois fois muette », essai de Jean-François Billeter (pp.61 à 67, Editions Allia, Paris 2006).
La société [chinoise] dans son ensemble, en particulier la société urbaine et le régime lui-même, n’ont fondamentalement plus d’autres perspectives qu’un développement conçu en termes purement économiques. L’imaginaire dominant est désormais le même qu’ailleurs. Il est aussi pauvre, et aussi dangereux par cette pauvreté même. C’est ce qui explique le rapport que le régime chinois entretient avec la puissance américaine. Ayant engagé la Chine dans la voie de la compétition économique mondiale, il ne peut s’empêcher de voir dans les Etats-Unis son modèle et en même temps son principal adversaire, celui qui risque de compromettre son ambition, voire de le menacer dans son existence.
Il est vrai que d’anciennes pratiques religieuses et des formes d’organisation sociale traditionnelles renaissent dans certaines parties de la Chine profonde. Elles occupent l’espace que le Parti leur a abandonné quand il a réduit son contrôle sur la société des bourgs et les campagnes. Vont-elles se maintenir ou disparaîtront-elles à mesure que la raison économique pénètrera plus complètement cette société ? Leur disparition se produira-t-elle à brève ou à plus longue échéance ? Ou bien fourniront-elles aux Chinois un socle sur lequel ils pourront construire un jour une société conforme à certaines de leurs dispositions anciennes ?
Religion et bureaucratie même combat
Voici, non pas une réponse à ces questions, que je ne puis donner, mais quelques remarques sur les termes dans lesquels le problème me semble devoir être posé.
Si l’on remonte dans l’histoire de l’Etat impérial ou pré-impérial, on le voit maintenir son ascendant sur la vie religieuse intense et variée de ses sujets en veillant à ce que leurs cultes restent purement locaux ou se soumettent au contrôle de l’administration quand ils s’étendent. Une divinité doit être officiellement homologuée dès qu’elle prend de l’importance. L’imaginaire religieux a pour cette raison en Chine des traits bureaucratiques. Le pouvoir impérial s’est toujours maintenu par une habile gestion du surnaturel. Ainsi s’explique le paradoxe du mandarin, lettré et administrateur agnostique mais remplissant une fonction religieuse dans l’esprit de ses administrés. Le prêtre taoïste se situe plus bas dans l’échelle. Il œuvre plutôt au maintien et au renouvellement de l’ordre social en intégrant l’infinité des cultes locaux à un univers religieux plus large. Le confucianisme et le taoïsme sont complémentaires et indissociables de l’ordre impérial chinois.
Une conséquence est que la Chine n’a pas produit de religion universelle. Elle ne pouvait le faire parce que le souci de la totalité y a toujours été la prérogative du politique et que le religieux lui a toujours été subordonné comme étant le domaine du multiple, du particulier ou du local. Une deuxième conséquence est que l’on cherchera en vain dans les religions chinoises la condamnation du pouvoir et de la domination que l’on trouve dans le judaïsme et le christianisme. Le confucianisme et le taoïsme reposent au contraire, en fin de compte, sur le respect du pouvoir et de la domination – explicite et justifié moralement dans le confucianisme, implicite et justifié indirectement dans le taoïsme par le culte de l’efficacité cachée.
Une officialisation des « superstitions
Une troisième conséquence est que la société chinoise n’a jamais été unifiée par une religion comme l’Europe l’a été par le christianisme. Il en est résulté dans l’histoire récente une véritable aliénation intérieure. Voici comment on en est arrivé là. Les mandarins d’ancien régime étaient des administrateurs agnostiques, mais ils connaissaient bien la vie religieuse de leurs sujets. Les intellectuels plus ou moins occidentalisés qui leur ont succédé ont perdu cette relation de familiarité avec la religion populaire. Ils l’ont considérée comme un monde d’obscurantisme et de superstition qui devait disparaître à mesure que triompheraient leurs propres conceptions progressistes et modernes.
A l’ancienne familiarité se sont substitués l’incompréhension, le mépris et l’ignorance. Les missionnaires chrétiens ont joué là un rôle important. Ce sont eux qui ont introduit en Chine l’idée de superstition et qui ont forgé un mot pour l’exprimer (mi-sin, ou mixin). Une fois au pouvoir, les communistes ont simultanément radicalisé ce rejet de la religion populaire et rétabli la tradition impériale de contrôle des hiérarchies religieuses. Il en est résulté une situation aberrante : les « grandes » religions (islam, christianisme, bouddhisme, taoïsme) ont joui d’une reconnaissance officielle tandis que la vie religieuse du peuple chinois était qualifiée de « superstition féodale » et interdite, réprimée, persécutée.
La propagande imposait en même temps l’image d’une paysannerie sans croyances, ou ne croyant qu’à la production et à la révolution. Aujourd’hui, la religion populaire est de nouveau tolérée et peut même donner lieu çà et là à des manifestations spectaculaires, lorsque c’est loin du regard des étrangers – mais la division subsiste. Il ne semble même que la distance est plus grande que jamais entre ce paysan qui a accepté d’être le chef de son village « pour servir le Parti, le peuple et les dieux » (dans un documentaire tourné par John Lagerwey) et les dirigeants politiques, les hommes d’affaires, la nouvelle classe moyenne qui sont en train soumettre la Chine à la raison économique et qui seuls parlent en son nom dans le monde. C’est cela qui m’incline au pessimisme. Je vois d’ailleurs dans cette aliénation une autre cause du « mutisme » de la Chine.
Redécouverte de la Chine profonde
Paradoxalement, le peuple chinois est mal connu du point de vue ethnographique et religieux. Dans les sources historiques, qui ont presque toutes été rédigées par des lettrés confucianistes, autrement dit par des fonctionnaires de l’empire, il apparaît non dans sa diversité réelle, mais seulement comme population sujette de l’empereur. Cet état suffisait à le définir. Les révolutionnaires du début du XXe siècle ont mué cette définition administrative en une définition ethnique ou raciale. Il leur fallait un peuple Han comme fondement de leur nationalisme. Le régime socialiste complète cette idée par celle des minorités nationales. L’ethnologie pouvait rendre quelques services dans l’étude de ces ethnies parce qu’elles étaient non Han et « retardataires », mais il n’est pas question qu’elle étudie les Han, peuple révolutionnaire dont l’unité ne devait être l’objet d’aucun soupçon. C’est pourquoi les chercheurs qui vont aujourd’hui dans les campagnes ont parfois le sentiment de découvrir un continent inconnu.
Dans les années quatre-vingt, un besoin diffus de retour aux sources, de redécouverte des traditions de la Chine profonde s’est fait sentir dans les villes. Des écrivains et des cinéastes l’ont exprimé de diverses manières. Mais ils étaient trop éloignés de cette Chine, trop ignorants d’elle, pour pouvoir évoquer autre chose qu’une « tradition rêvée », comme l’a dit Joël Thoraval (voir « La tradition rêvée ? Réflexions sur L’Elégie du fleuve de Su Xiaokang », dans L’Infini n° 30, Paris, 1990). Le plus souvent, ils se sont contentés d’idéaliser l’image que le régime leur avait donnée de l’arriération paysanne, de lui conférer une sorte d’absurde majesté intemporelle.
Au cours des années quatre-vingt-dix, par contre, une jeune génération d’anthropologues, encore très peu nombreux, s’est mise à étudier sur le terrain ce qui subsiste des cultes populaires, des organisations sociales anciennes. Ils le font dans l’urgence, afin de sauver de l’oubli ce qui peut l’être. Ils le font dans la perplexité à cause des vertigineux problèmes d’interpénétration qu’ils rencontrent.
Cette Française réalisatrice de films et par ailleurs autrice éponyme a réalisé un coup de maître en nous proposant, depuis fin août, « Anatomie d’une chute ». Ce film vous tient en haleine (pas dans le sens d’un thriller, fût il d’Hitchcock, mais dans celui d’un grand auteur classique) pendant deux heures trente. Pas moins. Il réalise en outre l’exploit de le faire en racontant un procès d’assises, avec accessoirement divers épisodes de l’enquête, donc quasi avec la double unité de temps et de lieu (le site des faits, la Cour, quelques péripéties liées à l’affaire mais sans bling-bling ni effet de manche) sans non plus « héroïser », ni davantage diaboliser, aucun des partenaires. Un sans faute sur le plan de l’objectivité journalistique et scientifique. C’est un exploit dans le genre car représenter un procès d’assises au cinéma, même dans le cas d’autres chefs-d’œuvre comme les « Douze hommes en colères », est généralement plutôt affaire de théâtralisation. Ici, il s’agit de prouver que tout ce qui a l’apparence d’un meurtre – un homme marié poussé dans le vide (d’où le titre du film) – n’a été qu’un suicide, ce qui stupéfie tout le monde : accusation, défense, ministère public et même l’épouse présumée coupable. La vérité apparaît finalement du témoignage, exceptionnel dans la sensibilité, l’intelligence et l’interprétation du jeune fils de douze ans pourtant partiellement handicapé. Les faits relatés sont une histoire vraie.
Si elle n’avait pas disparu il y a exactement 22 ans, la Sabena (acronyme de Société anonyme belge d’exploitation de la navigation aérienne) fêterait actuellement son centenaire puis qu’elle a été créée le 23 mai 1923 sous le nom de Sneta (Société nationale pour l’étude du transport aérien), soit 4 ans après la KLM …mais dix ans avant Air France. Elle doit son essor en grande partie au Roi Albert 1er qui voulait sincèrement amener les trois colonies d’Afrique centrale belge, Congo, Ruanda et Burundi, au plus haut niveau de développement économique et social – ce qu’il réussit en grande partie puisqu’après la deuxième guerre mondiale le Congo dit belge était le pays africain classé 2e pour son produit intérieur brut par habitant. Avec l’Afrique, c’était l’Europe proche (Paris, Amsterdam, Londres, Berlin, Bâle, Strasbourg, etc) qui était visée. Les premiers avions utilisés, à faible capacité d’embarquement, étaient anglais (De Havilland), hollandais (Fokker) ou italien (Savoia-Marchetti). En Afrique la compagnie belge n’a cessé de se développer tous azimuts (jusqu’à sa disparition en 2001). C’était au détriment de ses rivales françaises et britanniques dont les « Etats-mères » dominaient plus de la moitié du continent. C’est au point par exemple que dans les années septante et quatre-vingt, pour dire qu’il se rendait à l’aéroport le plus proche, un Africain résidant dans l’une quelconque des anciennes colonies de la France et dans plusieurs colonies anglaises, disait, non pas « je vais à l’aéroport », mais « je vais à la Sabena ». Le trafic transatlantique vers l’Amérique du nord a débuté en 1946, qui fut celle aussi de la création de la filiale « charter » (comme on ne disait pas encore) Sobelair. En 1958, pour desservir l’Expo-58, fut créée une filiale de transport par gros hélicoptères américains (pour passagers et trafic postal). Etrangement, les gestionnaires de la Sabena n’ont pas vu venir le vent d’est, ignorant l’Asie (sauf le Moyen Orient et occasionnellement le Japon et l’Inde). Les ennuis financiers commencèrent et s’accentuèrent rapidement dans les années 1970/80 sous l’égide du ministre des transports de l’époque Herman De Croo qui lança dans une interview mémorable : « La Sabena n’est pas indispensable » ajoutant : « une demi-douzaine de compagnies suffisent en Europe ». Il est vrai que, comme certains de ses successeurs flamands, le ministre n’avait pas digéré le fait que toute l’histoire de la Sabena s’est déroulée sur un mode et des traditions francophones, depuis l’appellation même de la compagnie et de ses succursales jusqu’à ses activités prestigieuses dans toute l’Afrique francophone, Congo ex-belge inclus. Toujours est-il que les diverses tentatives de fusion, absorption et autres coopérations avec des compagnies « majors » (KLM, Air France, SAS) ont échoué…jusqu’à « l’arnaque du siècle » qu’a indubitablement constitué l’opération d’absorption/spoliation de la Sabena par la compagnie Swissair, elle-même tombée en faillite à la même époque. Sabena a disparu le 7 novembre 2001, mais non sa filiale Sabena Technics, devenue française, et toujours prospère. Certes, Decroo avait raison : la Sabena n’était pas indispensable à l’économie belge et le transporteur qui est devenu son successeur en Belgique n’est, vingt-deux ans plus tard, plus qu’une banale filiale de la puissante Lufthansa allemande.
Fils de l’homme d’Etat belge emblématique de la défense des francophones, André Lagasse (1923-2010), et directeur du Centre d’Etudes Jacques Georgin rattaché au parti Défi, Ch.-E. Lagasse révèle un petit scandale dont, curieusement, la grande presse belge y compris francophone n’a guère fait écho : le « sanctionnement » par une institution fédérale de l’Etat belge – à savoir la CPCL ou Commission permanente de contrôle linguistique – de la Banque Nationale de Belgique. Une institution dont l’acronyme français est BNB mais qui dans sa correspondance y compris numérique et sa communication en général donne nettement la priorité à la langue néerlandaise, se présentant même aux francophones comme NBB ou « Nationale Bank van België » et érigeant aussi par rapport au français la primauté de l’anglais…qui n’est pourtant pas une langue officielle de l’Etat. Ainsi, pour l’une des expositions prestigieuses qu’elle organisait à son siège bruxellois (sur ses collections de peinture et celles de sa consoeur espagnole), l’affichage et l’information étaient exclusivement en anglais, en infraction avec les lois linguistiques. Le gouverneur de la BNB eut le culot, face à la CPCL, de se justifier derrière le statut de « société anonyme » de la banque… une SA dont le capital est public et qui ne fonctionne pas sans l’argent de tous les contribuables belges. La CPCL a eu beau répliquer, comme le relève Ch.-E. Lagasse, que « la BNB est un service central au sens de l’emploi des langues », que « l’affichage est une communication au public » et aussi que la banque est tenue, légalement, de respecter le bilinguisme français-néerlandais. Rien n’y fit. On note une dérive similaire de plusieurs autres institutions fédérales donc nationales telles que le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, le Musée de l’Armée qui se fait désormais appeler sous le seul sigle « War Heritage » (faisant mine d’oublier que le mot anglais « heritage » est ce que les linguistes appellent un « faux ami» susceptible d’induire en erreur les locuteurs francophones) ainsi que, parmi d’autres encore, la Bibliothèque Royale de Belgique (BNB) ou les Musées Royaux d’Art et d’Histoire (MRAH), lesquels ne communiquent plus numériquement que sous leur nom de domaine en néerlandais, soit respectivement « kmkg » et « kbr ». Dérives pernicieuses et bien sûr illégales.
« La valeur n’attend pas le nombre des années », comme disait Corneille dans Le Cid, mais, pour une compagnie théâtrale bruxelloise, elle n’attend pas non plus la notoriété, la capacité en sièges ou le volume des subventions publiques. Nous parlons ici du courageux et prodigieusement dynamique Théâtre Océan Nord de la rue Vandeweyer à Schaerbeek, qui proposait en septembre dernier ce que l’on peut considérer comme le meilleur spectacle d’art dramatique de la rentrée bruxelloise, à savoir ces « Scènes de la vie conjugale » revisitées par Myriam Saduis. Celle-ci réalise une adaptation phénoménale tant par la mise en scène et l’interprétation que par la performance chorégraphique de l’œuvre d’Ingmar Bergman. Il s’agit d’une mise en valeur dans tous les sens du terme d’une série télévisée en six épisodes, réalisée en 1972 pour la télévision suédoise. Ce tableau ciblé, sensible, humain et criant de sincérité sur les dysfonctionnements du couple moderne, a été « ciselé » dans une langue belle, frugale, épurée quand bien même elle peut être ça et là franchement triviale, et ensuite fondue dans un enchevêtrement de vidéos noir-et-blanc et de danses qui sont elles-mêmes d’une sobriété à la fois suggestive et esthétique.
Coïncidence ? la deuxième surprise de la rentrée théâtrale bruxelloise 2023-2024 était une adaptation de la pièce de l’auteur antique Aristophane (445-385 av. J.-C.) « Lysistrata », laquelle évoque un thème connexe : la révolte des femmes d’Athènes et de Sparte. Elles décident de cesser de faire l’amour à leur époux afin qu’à leur tour ceux-ci arrêtent de faire la guerre. Thème ô combien actuel ! Elles arriveront, partiellement, à leurs fins. Le tout est conçu en fonction d’un aggiornamento du texte original surfant sur la vague du mouvement féministe/inclusif actuel. Petite nuance par rapport au spectacle de l’Océan Nord : ici, la pièce est proposée par une Compagnie historique, emblématique de la Ville de Bruxelles, ayant pignon sur rue, prestigieuse et bien sûr largement subsidiée, le Theâtre Royal du Parc.
Il s’agit d’un talentueux auteur italien (originaire de Sardaigne) de bande dessinée né en 1958 et basé aujourd’hui à Bologne. Publié internationalement (Casterman, Humanoïdes Associés, Albin Michel, Amok, Ici Même, etc) et traduit en plusieurs langues, il a vécu pendant des années au pays de sa compagne ukrainienne, qui possède toujours une partie de sa famille là-bas. La guerre en Ukraine, il l’a vécue pratiquement en direct via des contacts constants avec sa belle-famille des bords du Dnieper. Après avoir sorti « Les cahiers ukrainiens » suivis des « Cahiers russes », il vient de publier chez Futuropolis une nouvelle fresque intitulée « Le journal d’une invasion » dans laquelle il raconte en images la vilaine guerre de Poutine (en évitant autant que possible les scènes d’horreur), du point de vue de ceux qui la vivent au quotidien. Il a consigné des milliers de témoignages reçus chaque jour par téléphone, par des gens parfois relégués dans un simple placard ou le trou à rats d’un immeuble effondré, mais aussi ceux de jeunes soldats, de familles confinées dans des villes assiégées sous les bombardements, avec d’innombrables actes de bravoure, de solidarité (et hélas parfois aussi de trahisons et de fuites), images d’espoirs et de faux espoirs, de tentatives de négociations, d’ échanges de prisonniers ou de restitution d’enfants volés en zones occupées, embrigadés de force. Feu d’artifice bouleversant. Décomptes quotidiens des victimes, anecdotes glaçantes mais aussi volée d’encouragements à la résistance, à la détermination et à la résilience. Banals héroïsmes au jour le jour, bienveillances actives des grands-mères, des écoliers, des épiciers et des grands-pères. Un récit qui jamais ne sombre dans le voyeurisme, ou le populisme ou la désespérance. En débutant l’auteur avait lâché, l’espace d’une bulle, cette phrase : « C’est d’une cruauté que je ne pensais pas possible. Il y a de quoi perdre confiance dans l’humanité. Il y a une déshumanisation. Une guerre n’est jamais qu’une saloperie de guerre. Il n’y a pas d’épopée, pas de gloire. Que de la misère. ». Et ce bref commentaire d’un historien critique : « ce livre est un pont entre la grande Histoire et le quotidien du peuple ukrainien ». On oubliait un détail, essentiel pourtant : l’ouvrage est parfois didactique (évocation de l’histoire tragique du pays, présence de nombreuses cartes, mais vivantes et bien dessinées, pas sèches ni techniques comme celles d’un atlas). Quant au dessin, à la colorisation et au tracé proche de la « ligne claire », il est tout bonnement sublime. (A.B.)
(L’album, cartonné, de 170 pp. est publié aux Editions Futuropolis, France, fév. 2023. La traduction de l’italien est de Laurent Lombard. Le code EAN des libraires est le 978-2754835169).
Et Marcel Croës : avec quelques jours d’écart, l’un âgé de 69 ans l’autre de 87, ces piliers du journalisme professionnel sont décédés aux derniers jours de l’été 2023, laissant le monde journalistique belge, en particulier les francophones et les bruxellois, mais aussi les « aviateurs » d’un côté et les « cinéastes » et les « musiciens » de l’autre, dans l’émoi. Ils avaient tous les deux le statut d’indépendant mais le premier œuvra principalement pour L’Echo (auparavant L’Echo de la Bourse) et le second pour la RTBF (auparavant, c’est-à-dire avant les années 1960, aussi pour l’INR, et, les toute dernières années, pour Musiq3), chacun parvenant – ce qui est assurément un exploit en Belgique – à vivre exclusivement de sa plume en ne traitant globalement que d’une discipline, ou d’un genre. Anspach c’était l’aviation et l’espace, Croës la musique et le cinéma (il présida notamment le Festival international du film indépendant de Bruxelles). Anspach partagea avec Pierre Sparaco (décédé lui en 2015) le titre de « journaliste aéronautique belge de notoriété mondiale », ainsi que devait le souligner cette autre figure de la presse belge que fut Alain Brohez, (décédé en 2016) qui fut pendant vingt ans le président de l’Association des Journalistes Périodiques Belges et Etrangers (AJPBE). Le Verviétois Pierre Sparaco s’était d’abord fait un nom en France en prenant la tête d’Aviation Magazine puis en devenant le rédacteur en chef pour l’Europe de la prestigieuse revue américaine Aviation Week…ce qui ne l’empêcha nullement de rédiger en 2008 un gros volume sur « L’année aéronautique sans langue de bois » dans lequel il fustigeait les méfaits de l’anglicisation du vocabulaire international de l’aéronautique. Notons qu’on assiste aujourd’hui, grâce à l’Internet et à la multiplication des sites d’information en ligne, à un certain regain d’un journalisme d’investigation à la fois grand-public et (hyper)spécialisé, ce qui correspond à une demande réelle du lectorat et s’avère finalement très rentable, comme en témoigne le succès des mooks (contraction des mots anglais « magazine » et « book », un terme désormais admis en tant que nom commun dans la plupart des dictionnaires français).
Cette jeune (40 ans) philosophe par ailleurs rédactrice en chef de France Inter à rendu, à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de Blaise Pascal (né le 16 juin 1623 à Clermont-Ferrand et décédé 39 ans plus tard) un des plus beaux hommages qui soit en déclarant : « Je suis athée, laïque et, pourtant, Pascal me bouleverse ». Et cette déclaration conforte les croyants même les plus fervents qui se réjouissent de ce que la béatification de Blaise Pascal ne soit pas à l’ordre du jour ! Car oui, si l’homme était entré dans le Panthéon des saints de l’Eglise catholique universelle, l’étude de son œuvre resterait confinée à l’exégèse, du même type que celle qu’on réserve à l’étude de la Bible ou des Pères de l’Eglise…et il ne serait donc plus un sujet de philosophie. Or Pascal, mathématicien, scientifique, inventeur comme Léonard de Vinci, était d’abord, et s’est bien présenté comme tel, un philosophe, quelqu’un qu’on peut critiquer, défier, contredire autant que louer et commenter avec délectation. Toujours est-il que le super-jubilé 2023 de ce philosophe trentenaire contemporain de Montaigne et des Jansénistes a été célébré cette année avec un faste et une ferveur bien mérités, dont se félicitent tous les libraires de France et d’ailleurs qui ont vu les rééditions, thèses et essai de tout poil sur Pascal se multiplier et se vendre sur leurs étals comme des petits pains. France Culture a largement participé aux festivités. La presse belge aussi. Notons à ce propos un extrait d’une interview dans La Libre Belgique de l’essayiste Jean de Saint Cheron : « Pascal considère que la vérité étant trop grande pour ce que notre intellect peut embrasser, il faut passer à l’étage au-dessus, à l’ordre du cœur qui nous permet de voir et de comprendre. Les yeux du cœur, qui sont les yeux de la foi et de la charité, éclairent la raison. Et, citant Pascal : Le Dieu caché qui ne s’impose pas ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur. Mais cette connaissance par le cœur peut ensuite passer dans l’esprit rationnel, qui en reconnaît le caractère certain et solide, conclut de Saint Cheron.
Le directeur de la rédaction du quotidien français La Croix est un fin observateur de la géopolitique chinoise, missionnant en permanence dans cette partie du monde un des meilleurs journalistes sinologues francophones, Dorian Malovic. Avec ses confrères du Monde il est l’un des rares à avoir, l’été dernier, laissé dans la marge la problématique de la Chine et des Etats-Unis face à Taïwan, pour mettre l’accent plutôt sur l’étranglement lent, cruel, agressif et continu (jusqu’à l’étouffement final ?) des libertés et des droits humains en général dans ce joyau ethnographique, culturel et technologique que constitue la zone de Hong Kong (colonisée depuis 1997 par les Chinois sous le sigle de Zone administrative spéciale de Hong Kong), un territoire qui n’a rien de négligeable en fait de « poids » sur le plan économique, géographique et du développement socio-culturel. Ce n’est pas seulement, comme on le pense parfois, une métropole du sud de la Chine avec ses banlieues. Non, avec 7,3 millions d’habitants et ses 1.114 km² de superficie elle est plus étendue et pèse le triple de ce que représente une province belge prospère comme le Brabant wallon ! Le jugement sur ce qui se passe dans le pays hongkongais, rétrocédé dans les années 1980 à la Chine par Margareth Thatcher pour un quignon de pain et les promesses jamais tenues par Pékin de maintenir un régime démocratique pendant au moins cinquante ans, était affiché à la Une de La Croix au lendemain de la célébration (en dehors de la Chine, où il est nié) du massacre historique de la place Tian Anmen, au cœur de Pékin, le 4 juin 1989. Voici ce qu’en dit Chapuis : « Depuis 2020 (promulgation de la loi sur la sécurité nationale), les libertés publiques ont vécu. Des dizaines d’associations ont été dissoutes, les manifestations sont interdites, les médias d’opposition n’existent plus. Des personnalités éminentes qui ont dénoncé la répression en payent le prix fort, à l’instar de Jimmy Lai, patron de presse emblématique, emprisonné depuis plus de trois ans. Cette atmosphère délétère a des conséquences invisibles autant qu’irréversibles. Médecins, infirmiers, enseignants…Plus de 300.000 Hongkongais, appartenant le plus souvent aux classes moyennes, ont fui pour garantir un avenir à leurs enfants ».
En même temps Pékin encourage le repeuplement du territoire via une néo-colonisation par des groupes de « Chinois au cerveau lavé ». Même son de cloche chez Florence de Changy, la correspondante du Monde, qui évoque l’attitude courage de l’archevêque de Hong Kong (près de 900.00 Hongkongais sont de confession chrétienne), témoignant au lendemain de l’anniversaire du massacre du 4 juin de la déprime des démocrates chinois depuis la répression implacable menée entamée en 2020 : « Prions pour ceux dont le cœur s’est endurci, afin qu’ils soient progressivement adoucis et soulagés de leurs peurs et de leurs angoisses ». C’est courageux non seulement vis-à-vis des autorités dictatoriales de Hong Kong mais également…du Vatican car, visiblement en état de panique, le Pape François à défaut de jouer au courtisan préfère imiter les autruches qui enfoncent la tête dans le sable face au tsar chinois cynique Xi Jinping.
C’est le nom de la ministre de la Culture de l’Etat de Géorgie. Rappelons qu’il s’agit d’un pays du Caucase devenu indépendant à la chute de l’URSS, comptant 4 millions d’habitants et ayant pour voisins l’Azerbaidjan, la Turquie et l’Arménie. Ce pays est partiellement occupé par la Russie totalitaire de Poutine, avec tout comme la Crimée et le Donbass en Ukraine, des « républiques autonomes » qui sont en fait des territoires occupés par Moscou dès les premières années de l’indépendance et sans aucune reconnaissance internationale : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. La ministre géorgienne est venue l’été dernier présenter de concert avec les autorités belges le prochain festival culturel international dit « Europalia » qui se tient depuis plus de 25 ans tous les deux ans, principalement à Bruxelles (Palais des Beaux-Arts, Cinquantenaire, etc) et dans les grands musées de province. Europalia 2023 qui s’étalera d’octobre à janvier aura en effet la Géorgie pour thème. La culture et les arts géorgiens sont, certes, fascinants et multiséculaires…mais on peut s’interroger sur l’opportunité de ce choix dans le contexte géopolitique actuel, l’histoire récente de la Géorgie présentant beaucoup de similitudes avec celle de l’Ukraine, avec de larges portions de territoires occupées mais, il est vrai, sans que cela ait entrainé une forte résistance militaire du type de celle que mènent les Ukrainiens. Les Géorgiens donnent l’impression « d’avoir laissé tomber les bras » devant la puissance de l’envahisseur. Le pays n’en est pas moins candidat à l’entrée dans l’Union Européenne mais si le peuple de Géorgie semble résolument pro-européen et pro-démocratique le pouvoir en place tergiverse, n’applique pas les sanctions européennes, laisse entrer librement les Russes sur son territoire et leur ouvre ses aéroports pour voyager, donnant parfois l’impression d’un double langage. Devant de telles hésitations, voire compromissions, des critiques se sont fait jour sur l’opportunité de maintenir cet Europalia-la, car les organisateurs belges sont nécessairement contraints – la formule même de l’événement l’exige – de coopérer avec les autorités officielles de Tbilissi. Or ces mêmes critiques rappellent le fameux « couac » de la manifestation Europalia Russia, qui eut lieu en 2005. L’une des plus prestigieuses expos d’alors, qui se tenait au Cinquantenaire, était consacrée à l’épopée du transsibérien avec descriptions géographiques, historiques et socio-économiques de l’immense Sibérie depuis Moscou jusqu’à Vladivostok. Poutine en personne était venu assister à l’inauguration. Tout le Gotha belge se pressait – de multiples vidéos toujours visibles sur l’internet en attestent -, ministres, souverains belges et autres membres de la famille royale, autorités académiques, etc, tous se pressaient pour être le plus proche de Poutine et avoir l’occasion de lui serrer la main. Seuls dans leur coin, les organisateurs belges avaient la gorge serrée. En effet, en tête de l’exposition, marquant bien son début, était suspendu un grand tableau reproduisant la totalité du territoire de la Russie, de la Sibérie et des républiques associées d’Asie centrale. Sujet de l’immense panneau ? La localisation précise, en étoiles rouges, de chaque entité de goulag et autres camps de travail forcé disséminés sur le territoire du plus grand Etat du monde. Il y en avait environ 250. Cinq jours plus tard, sans aucun préavis, sans aucune information au public ou à la presse, le fameux tableau avait disparu. Il n’y eut pas de commentaire public ou officiel. C’est comme si la carte de l’horreur, dénoncée par tant de dissidents, dont le géant littéraire Alexandre Soljenitsyne, prix Nobel de littérature, n’avait jamais existé. On n’en parla plus jamais. Et l’expo amputée se poursuivit comme si de rien n’était pendant quatre mois. Certes, la Géorgie n’est pas la Russie. D’aucuns ne manqueront pas de rappeler que c’était le pays natal d’un certain Staline.
L’envoyée spéciale du journal Le Monde à Villers-Côtterêts (départementt de l’Aisne, région de Soissons), la commune où sera bientôt ouverte (octobre 2023) « La Cité internationale de la langue française », est revenue quelque peu désabusée de son séjour sur place, l’été dernier, pour assister aux travaux de parachèvement de la restauration du château (abandonné jusque-là), de style Renaissance, où ladite « Cité » va trouver refuge. En fait, il s’agit du château où, en 1539, le roi François 1er a promulgué l’ordonnance qui rendit l’usage de la langue française (celle qu’on parlait alors à Paris) obligatoire dans tous les documents juridiques et administratifs (en lieu et place du latin ou d’un idiome mêlant bas-latin et parler local). Cette réalisation – qui consiste à réaffecter l’immeuble historique en centre culturel, bibliothèques, locaux d’archives, salles pour grandes réunions et congrès, avec ateliers, espaces de concert, résidences d’artistes, etc) est, on sans doute, une réalisation de prestige que le gouvernement et le président français actuels veulent offrir à la population dans le cadre d’une vaste entreprise de renouveau national et international de la langue de Voltaire, si tristement mise à mal ces dernières années, en Afrique notamment. L’article du Monde étalé sur plus d’une demi-page tranche quelque peu avec cet enthousiasme de commande. Il est intitulé : « Querelles de clocher au château de Villers-Côtterets » et sous-titré : « La future Cité internationale de la langue française divise les élus, qui aiment être davantage informés et associés au projet présidentiel ». C’est vrai que l’Etat français a investi 200 millions d’euros dans cet énorme projet alors que, dans la région on trouve un taux de chômage et d’illettrisme supérieur à la moyenne nationale. Alors que dans cette commune, ainsi que s’en plaint le maire, « on a besoin d’éclairage à moyen et à long terme » et que « l’on godille à l’aveugle parce que le projet de château a été découpé en phases, sans vue d’ensemble ». Certains élus reprochent l’état général de la localité : trottoirs défoncés, immeubles qui s’écroulent, équipements sportifs hors d’âge. D’autres pointent l’absence de centre hospitalier. Le Maire espérait que le projet relancerait l’économie locale avec la construction d’un grand hôtel…mais aucun privé ne semble intéressé par un investissement de ce genre dans une commune rurale de 10.000 habitants. Quant aux frais de fonctionnement, il est question dès la première année d’un déficit de 6 millions d’euros. Râles habituels de la France silencieuse devant les aléas du changement ? Possible, mais le changement – politique par exemple - serait bienvenu par la plus grande partie des vrais amoureux de la langue française. Car - on avait oublié de vous dire - depuis plus de dix ans la majorité politique (incluant le maire) qui administre cette municipalité des Hauts-de-France est de tendance RN (ex-Front National de Marine Le Pen). Tout un programme… (D.V.)